L’antinomie de l’individuel et de l’universel tire son origine du langage. Le mot arbre désigne en effet indifféremment tous les arbres, en tant qu’il suppose sa propre signification universelle au lieu des arbres singuliers ineffables (terminus supponit signifcatum pro re). Il transforme, autrement dit, les singularités en membres d’une classe, dont le sens définit la propriété commune (la condition d’appartenance). La fortune de la théorie des ensembles dans la logique moderne est due au fait que la définition de l’ensemble est simplement la définition de la signification linguistique. La Zusammenfassung en un tout M des objets singuliers distincts m, n’est autre que le nom. D’où les paradoxes inextricables des classes, qu’aucune « inepte théorie des types » ne peut prétendre résoudre. Les paradoxes définissent, en effet, le lieu de l’être linguistique. Celui-ci est une classe qui appartient et, en même temps, n’appartient pas à elle-même, et la classe de toutes les classes qui ne s’appartiennent pas à elles-mêmes est la langue. Puisque l’être linguistique (l’être-dit) est un ensemble (l’arbre) qui est, en même temps, une singularité (l’arbre, un arbre, cet arbre) et la médiation du sens, exprimée par le symbole e ne peut en aucune manière combler le hiatus où seul l’article réussit à se déplacer avec désinvolture.
Un concept qui échappe à l’antinomie de l’universel et du particulier nous est depuis toujours familier : c’est l’exemple. Quel que soit le contexte où il fait valoir sa force, ce qui caractérise l’exemple c’est qu’il vaut pour tous les cas du même genre et, en même temps, il est inclus en eux. Il constitue une singularité parmi d’autres, pouvant cependant se substituer à chacun d’elles, il vaut pour toutes. D’où la prégnance du terme qui, en grec, exprime l’exemple : para-deigma, ce qui se montre à côté (comme l’allemand Bei-spiel, ce qui joue à côté). Car le lieu propre de l’exemple est toujours à côté de soi-même, dans l’espace vide où se déroule sa vie inqualifiable et inoubliable. Cette vie est la vie purement linguistique. Inqualifiable et inoubliable est uniquement la vie dans la parole. L’être exemplaire est l’être purement linguistique. Exemplaire est ce qui n’est défini par aucune propriété, sauf l’être-dit. Non pas l’être-rouge, mais l’être-dit-rouge ; non l’être Jakob, mais l’être-dit Jakob définit l’exemple. D’où son ambiguïté, dès que l’on décide de le prendre vraiment au sérieux. L’être-dit - la propriété qui fonde toutes les appartenances possibles (l’être-dit italien, chien, communiste) ε est, en effet, également ce qui peut les remettre toutes radicalement en question. Il est le Plus Commun, qui scinde toute communauté réelle. D’où l’impuissante omnivalence de l’être quelconque. Il ne s’agit ni d’apathie ni de promiscuité ou de résignation. Ces singularités pures ne communiquent que dans l’espace vide de l’exemple, sans être rattachées à aucune propriété commune, à aucune identité. Elles se sont expropriées de toute identité, pour s’approprier de l’appartenance même, du signe ε. Tricksters ou fainéants, aides ou toons, ils sont le modèle de la communauté qui s’annonce.
Giorgio Agamben, La communauté qui vient
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