Thursday, January 31, 2013

Le risque zéro

Quand il ne fait pas de ski à travers Paris, Homo Festivus va se promener en moyenne montagne avec ses raquettes ; et déclenche une coulée de neige qui, dans un bruit de cauchemar, dégringole pour l’engloutir. Ou bien il participe, dans un petit port de pêche quelconque, à une Fête de la mer qui se termine en naufrage. Lorsque ce n’est pas son camping qui se retrouve noyé sous un torrent de boue.

Toutes ces horreurs n’ont rien de drôle. Mais ce qui est singulier, c’est l’air de stupéfaction infinie, c’est l’expression de douloureuse surprise d’Homo festivus chaque fois que la Nature lui joue un de ses tours. La montagne serait méchante ? L’océan dangereux ? Les rivières peuvent grossir jusqu’à devenir des fleuves mortels ? Même la recherche systématique des responsabilités, les mises en examen, la traque des coupables, ne consoleront jamais Homo festivus de ce genre de trahison. Il n’y a qu’à voir, chaque hiver, lors de l’habituelle « vague de froid », qui se débrouille en général pour coïncider avec les vacances de février, tous ces gens bloqués sur les autoroutes, naufragés, coincés dans les trains arrêtés, et stigmatisant la négligence des autorités, pour comprendre qu’en fait, derrière toutes ces accusations, c’est la pensée magique qui est de retour, avec l’ère hyperfestive, même si les termes dans lesquels elle s’exprime ont un peu changé. On ne danse plus pour faire tomber la pluie ou la convaincre de cesser, mais on cherche les responsables s’il y a du verglas ; et on les lyncherait volontiers si on les avait sous la main.

Depuis que le concret n’existe plus, les décors naturels, devenus terrains de jeux, se sont rapprochés vertigineusement des Idées platoniciennes. On exige d’eux, en plus, la même transparence que des affaires de l’état et de la vie privée des vedettes en vue. Homo festivus croit dur comme fer que la montagne ou l’océan sont synonymes du mot bonheur ; qu’ils n’ont été inventés que pour servir d’écrin à la perfection de son divertissement. Le moindre accident, dans ces conditions, devient un scandale ; et un coup de canif dans le contrat festif. Que la montagne ou la mer rappellent, de temps en temps, leur existence indépendante de la vision hyperfestive est une sorte de crime. Comme tous les enfants, Homo festivus prend son désir pour une réalité qui n’existe plus. Il ne veut pas envisager que la Nature puisse être tortueuse, vicieuse, compliquée. Sa puérile religion est censée l’assurer contre le hasard et les accidents, ces résurgences d’Ancien Régime, ces spectres d’un temps où l’on n’avait pas encore inventé le risque zéro.

Philippe Muray, Après l’histoire

Thursday, January 24, 2013

L’Art du roman

Examinons un moment un esprit ordinaire, au cours d’un jour ordinaire. L’esprit reçoit des myriades d’impressions, banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l’acuité de l’acier. De toutes parts elles arrivent – une pluie sans fin d’innombrables atomes ; et tandis qu’ils tombent, qu’ils s’incarnent dans la vie de lundi ou de mardi, l’accent ne se marque plus au même endroit ; hier l’instant important se situait là, pas ici ; de sorte que si l’écrivain était un homme libre et pas un esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il veut écrire et non pas ce qu’il doit écrire, s’il pouvait fonder son ouvrage sur son propre sentiment et non pas sur la convention, il n’y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d’amour ni catastrophe au sens convenu de ces mots.

La vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état d’être conscient. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer, en y mêlant aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur ? Nous ne plaidons pas ici simplement pour le courage et la sincérité ; nous suggérons que la substance propre du roman est un peu différente que ce que la coutume nous le ferait croire.

De toute manière, le problème qui se pose au romancier d’aujourd’hui, et qui se posait sans doute aussi au romancier du passé, c’est d’inventer les moyens d’exprimer librement ce qu’il veut exprimer.

Sans le flot des innombrables possibilités de l’art romanesque, nous nous rappelons que l’horizon est sans limite et que rien, ni « méthode » ni expérimentation, même de ce qu’il y a de plus extravagant n’est interdit, mais seulement l’insincérité et le faux-semblant. La « substance propre du roman » n’existe pas. Tout est la substance propre du roman, tout sentiment, toute pensée ; toute qualité de l’intellect ou de l’âme nous sert ; nulle perception n’est à écarter. Et si nous pouvions imaginer l’art du roman prenant vie et debout parmi nous, il nous inviterait sans nul doute à le malmener et à le détruire autant qu’à l’honorer et à l’aimer, car c’est ainsi que se renouvelle sa jeunesse et qu’est assurée sa souveraineté.

Un romancier (…) essaie de faire quelque chose d’aussi construit et équilibré qu’une maison ; mais les mots sont plus impalpables que les briques ; lire est une opération plus longue et plus compliquée que voir. Le moyen le plus rapide de comprendre ce que sont les matériaux du romancier, c’est peut-être non pas de lire mais d’écrire ; de faire votre propre expérience des dangers et des difficultés des mots. (…) Quand vous essayez de reconstruire avec des mots quelque événement qu’a laissé sur vous une impression distincte, vous constatez qu’il se brise en mille impressions qui se heurtent. Certaines doivent être atténuées, d’autres accentuées ; ce qui probablement vous fera perdre toute prise sur l’émotion elle-même. Alors, laissez vos pages gribouillées, brouillonnées, pour le premier chapitre de quelque grand romancier.

Virginia Woolf, L’Art du roman

Monday, January 21, 2013

Un boy de Sartre


Il est difficile de prononcer aujourd'hui ce nom Sartre, sans que soit aussitôt convoquée une image publique écrasante. En 1941, nous n'étions pas légion à savoir, d'une certitude absolue, qu'il était Sartre. À quoi tient ce sentiment d'évidence ? C'est un roc, il ne tient qu'à lui-même. Il ne cherche pas à se transmettre, il ne souhaite pas se justifier, il prendrait plutôt, aux yeux des autres, la forme d'un secret : on est quelques-uns à savoir, à posséder cette évidence mais, même entre ceux qui savent, on n'en fait pas état. Poussés dans nos retranchements, contraints de fournir des preuves, nous n'aurions pu, l'air mauvais, qu'invoquer l'argument ontologique, mais à l'envers : Sartre existe, donc il est ! J'avais aimé, je l'ai dit, certains de mes professeurs mais, à quelques signes, je reconnaissais que cet amour tenait tout entier à la situation, était déposé en elle et se volatiliserait hors d'elle, hors du monde clos du lycée : c'était le lycée mon objet d'amour, les profs n'en étaient que les émanations. Un phénomène analogue se produisait avec ces passions brèves qui me venaient pour des rencontres de vacances et qui s'effaçaient avec le retour à Paris. Une fois dissoute la "bande", envolées les amours des plages !

Je ne voyais pas en Sartre un professeur, je ne le limitais pas à une fonction, il ne renvoyait qu'à lui. Tous les mots – respect, admiration, fascination – seraient ici impropres. Pourtant j'en fis bien quelque chose comme mon dieu.

C'est d'abord que je trouvais entre ce que disait Sartre et sa personne un accord total. Pendant plusieurs semaines il nous exposa la morale de Kant mais c'était Sartre qui parlait, comme si la pensée de Kant se formait directement dans sa tête à lui et devant nous, comme s'il lui donnait existence en la disant. J'imaginais – et en fait je ne me trompais guère – que, face à tout objet, même et surtout le plus trivial, il en eût été de même. Il devait le considérer un moment, comme un couvreur inspectant le tas de tuiles qu'il va transformer en toiture, avant de se dire : "On y va ?" et d'y aller ! Petite taille mais corps solide, c'était un travailleur manuel de l'esprit, un prolo de la conscience thétique. Et ce n'était pas la dignité du matériau qui assurait l'intérêt du travail. N'importe quoi faisait l'affaire : une baguette de pain, un autobus, "mon ami Pierre" (comme il m'aura fait rêver, celui-là !), un homme en colère, la serveuse du restaurant. […]

Oui, Sartre avait l'intelligence gaie, skieuse – schuss et slalom – mais il rendait parfois la mienne triste et piétinante : je n'étais pas sûr d'être à la hauteur ! Aujourd'hui encore, il y a une forme d'intelligence qui me fait à la fois envie et horreur, celle qui n'a jamais rendez-vous qu'avec elle-même, ignore son trajet, méconnaît sa propre bêtise : l'infatigable, la vaine productrice et consommatrice d' "idées". Devant les beaux esprits, je prends la fuite : Alceste pas mort... Et, avec lui, la question bête vient sourdre, insistante, butée, qu'accompagne un retrait de la parole trop agile : c'est brillant, c'est ingénieux, la machine tourne, fonctionne, produit, mais est-ce vrai ? Ça se tient mais est-ce que ça tient à la réalité, à cette substance des choses qu'en fin de compte il s'agit de rejoindre ? Le travail de la main du peintre "sur le motif", dans son attention, sa patience, son inlassable retouche, ses mouvements, infimes et précis, de la palette à la toile, me paraîtra toujours moins suspect que celui de la main à plume.

C'est surtout quand il m'arrive de vouloir écrire de la psychanalyse, pour tenter de transmettre ce que j'y rencontre effectivement, que cette insatisfaction, que cette passion inquiète me saisit. C'est qu'il ne s'agit là ni d'observer des faits ni d'inventer des histoires. Je n'ai pas à apporter des preuves de ce que j'avance et pourtant je dois le rendre probant. L'objet n'est pas offert au regard et pourtant il existe. Comment donc le rendre sensible au lecteur, le lui faire, à son tour, reconnaître en lui, cet objet qui jamais ne se donne à voir, à saisir, qui jamais ne se laisse percevoir de front ? Séance après séance, ces hommes et ces femmes étendus disent les images qui les tiennent, les excitent ou les accablent. Pour alléger leur soumission, nous autres, hommes assis, femmes assises, nous voulons leur donner autre chose que des mots : cette assise, justement, sans quoi il n'y a pas de liberté de mouvement mais agitation épuisante ou surplace mortel.

Mon idéal d'analyste : être celui qui tient parole. J'ai confiance en cet échange – il a sa raison d'être – en lui-même, il n'est pas rongé par l'à quoi bon ? mais j'aimerais être capable d'en communiquer l'évidence, d'en transmettre les modalités qui demeurent, avouons-le, largement inconnues. Faire mieux que le dire car dire ce qui se dit déjà sous mille formes ce n'est jamais que redire. Un rêve : pouvoir peindre l'inouï ! Peindre, pas traduire. La puissance d'un art tient à ce qu'il s'affronte à ce qui le nie : la musique au visible, la littérature au silence. Pourquoi suis-je devenu psychanalyste sinon pour mesurer sans cesse le langage à ce qui n'est pas lui ?

Jean-Bertrand Pontalis, L’Amour des commencements, 1986

Sunday, January 13, 2013

Rose Pauson House | "Shiprock" | Phoenix, Arizona | 1939-42


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Rose Pauson House, "Shiprock", Phoenix, Arizona 1939-42

Très libres ou très seuls

Anciens combattants de guerres obsolètes, retraités de l’aventure, rescapés de divers naufrages, d’amours en fuite ou d’amitiés déçues, nous avons tous un jour ou l’autre le sentiment que la vie aurait pu être différente, mais qu’elle continue. Selon l’humeur du jour, nous nous sentons alors ou très libres ou très seuls.

Marc Augé, Casablanca