Monday, January 21, 2013

Un boy de Sartre


Il est difficile de prononcer aujourd'hui ce nom Sartre, sans que soit aussitôt convoquée une image publique écrasante. En 1941, nous n'étions pas légion à savoir, d'une certitude absolue, qu'il était Sartre. À quoi tient ce sentiment d'évidence ? C'est un roc, il ne tient qu'à lui-même. Il ne cherche pas à se transmettre, il ne souhaite pas se justifier, il prendrait plutôt, aux yeux des autres, la forme d'un secret : on est quelques-uns à savoir, à posséder cette évidence mais, même entre ceux qui savent, on n'en fait pas état. Poussés dans nos retranchements, contraints de fournir des preuves, nous n'aurions pu, l'air mauvais, qu'invoquer l'argument ontologique, mais à l'envers : Sartre existe, donc il est ! J'avais aimé, je l'ai dit, certains de mes professeurs mais, à quelques signes, je reconnaissais que cet amour tenait tout entier à la situation, était déposé en elle et se volatiliserait hors d'elle, hors du monde clos du lycée : c'était le lycée mon objet d'amour, les profs n'en étaient que les émanations. Un phénomène analogue se produisait avec ces passions brèves qui me venaient pour des rencontres de vacances et qui s'effaçaient avec le retour à Paris. Une fois dissoute la "bande", envolées les amours des plages !

Je ne voyais pas en Sartre un professeur, je ne le limitais pas à une fonction, il ne renvoyait qu'à lui. Tous les mots – respect, admiration, fascination – seraient ici impropres. Pourtant j'en fis bien quelque chose comme mon dieu.

C'est d'abord que je trouvais entre ce que disait Sartre et sa personne un accord total. Pendant plusieurs semaines il nous exposa la morale de Kant mais c'était Sartre qui parlait, comme si la pensée de Kant se formait directement dans sa tête à lui et devant nous, comme s'il lui donnait existence en la disant. J'imaginais – et en fait je ne me trompais guère – que, face à tout objet, même et surtout le plus trivial, il en eût été de même. Il devait le considérer un moment, comme un couvreur inspectant le tas de tuiles qu'il va transformer en toiture, avant de se dire : "On y va ?" et d'y aller ! Petite taille mais corps solide, c'était un travailleur manuel de l'esprit, un prolo de la conscience thétique. Et ce n'était pas la dignité du matériau qui assurait l'intérêt du travail. N'importe quoi faisait l'affaire : une baguette de pain, un autobus, "mon ami Pierre" (comme il m'aura fait rêver, celui-là !), un homme en colère, la serveuse du restaurant. […]

Oui, Sartre avait l'intelligence gaie, skieuse – schuss et slalom – mais il rendait parfois la mienne triste et piétinante : je n'étais pas sûr d'être à la hauteur ! Aujourd'hui encore, il y a une forme d'intelligence qui me fait à la fois envie et horreur, celle qui n'a jamais rendez-vous qu'avec elle-même, ignore son trajet, méconnaît sa propre bêtise : l'infatigable, la vaine productrice et consommatrice d' "idées". Devant les beaux esprits, je prends la fuite : Alceste pas mort... Et, avec lui, la question bête vient sourdre, insistante, butée, qu'accompagne un retrait de la parole trop agile : c'est brillant, c'est ingénieux, la machine tourne, fonctionne, produit, mais est-ce vrai ? Ça se tient mais est-ce que ça tient à la réalité, à cette substance des choses qu'en fin de compte il s'agit de rejoindre ? Le travail de la main du peintre "sur le motif", dans son attention, sa patience, son inlassable retouche, ses mouvements, infimes et précis, de la palette à la toile, me paraîtra toujours moins suspect que celui de la main à plume.

C'est surtout quand il m'arrive de vouloir écrire de la psychanalyse, pour tenter de transmettre ce que j'y rencontre effectivement, que cette insatisfaction, que cette passion inquiète me saisit. C'est qu'il ne s'agit là ni d'observer des faits ni d'inventer des histoires. Je n'ai pas à apporter des preuves de ce que j'avance et pourtant je dois le rendre probant. L'objet n'est pas offert au regard et pourtant il existe. Comment donc le rendre sensible au lecteur, le lui faire, à son tour, reconnaître en lui, cet objet qui jamais ne se donne à voir, à saisir, qui jamais ne se laisse percevoir de front ? Séance après séance, ces hommes et ces femmes étendus disent les images qui les tiennent, les excitent ou les accablent. Pour alléger leur soumission, nous autres, hommes assis, femmes assises, nous voulons leur donner autre chose que des mots : cette assise, justement, sans quoi il n'y a pas de liberté de mouvement mais agitation épuisante ou surplace mortel.

Mon idéal d'analyste : être celui qui tient parole. J'ai confiance en cet échange – il a sa raison d'être – en lui-même, il n'est pas rongé par l'à quoi bon ? mais j'aimerais être capable d'en communiquer l'évidence, d'en transmettre les modalités qui demeurent, avouons-le, largement inconnues. Faire mieux que le dire car dire ce qui se dit déjà sous mille formes ce n'est jamais que redire. Un rêve : pouvoir peindre l'inouï ! Peindre, pas traduire. La puissance d'un art tient à ce qu'il s'affronte à ce qui le nie : la musique au visible, la littérature au silence. Pourquoi suis-je devenu psychanalyste sinon pour mesurer sans cesse le langage à ce qui n'est pas lui ?

Jean-Bertrand Pontalis, L’Amour des commencements, 1986

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