Saturday, November 21, 2015

Attitude pour connaître

Husserl et les phénoménologues restituent le monde dans sa diversité et nient le pouvoir transcendant de la raison. L’univers spirituel s’enrichit avec eux de façon incalculable. Le pétale de rose, la borne kilométrique ou la main humaine ont autant d’importance que l’amour, le désir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience, c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience. Pour être plus positive que chez Kierkegaard ou Chestov, la démarche husserlienne, à l’origine, nie cependant la méthode classique de la raison, déçoit l’espoir, ouvre à l’intuition et au cœur toute une prolifération de phénomènes dont la richesse a quelque chose d’inhumain. Ces chemins mènent à toutes les sciences ou à aucune. C’est dire que le moyen ici a plus d’importance que la fin. Il s’agit seulement d’une « attitude pour connaître » et non d’une consolation.

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe

Friday, May 8, 2015

Logique et dialectique

Il est dommage que les anciens termes dialectique et logique aient été utilisés comme synonymes et j’ai du mal à librement faire une distinction entre leurs significations. Autrement, j’aurais aimé pouvoir définir la logique (dérivant de λογιζεσϑαι : « réfléchir », « considérer », dérivant lui-même de λογος : « mot » et « raison » lesquels sont inséparables) comme étant « la science des lois de la pensée, autrement dit, la méthode de la raison » et la dialectique (dérivant de διαλεγεσϑαι : « converser » car toute conversation communique des faits ou des opinions, c.-à-d. est historique ou délibérative) comme étant « l’art de la controverse » (dans le sens moderne du terme). Il est donc évident que la logique traite des a priori, séparables en définitions empiriques, c.-à-d. les lois de la pensée, les processus de la raison (le λογος), et en lois, c.-à-d. celles que suit la raison quand elle est laissée à elle-même et non entravée comme dans le cas des pensées solitaires d’un être rationnel qui n’est pas induit en erreur. La dialectique de son côté traite des rapports entre deux êtres rationnels dont les pensées s’accordent, mais qui dès qu’elles cessent de s’accorder comme deux horloges marquant la même heure, créent une controverse, c.-à-d. un combat intellectuel. En tant qu’êtres purement rationnels, les individus devraient pouvoir s’accorder. Le désaccord survient de la différence essentielle à leur individualité, c.-à-d. de l’élément empirique. La logique, science de la pensée, c.-à-d. science des procédés de la raison pure, devrait a priori être capable de pouvoir s’établir. La dialectique, en général, ne peut être construite qu’a posteriori, à partir de la connaissance empirique des différences entre deux individualités rationnelles que doit souffrir la réflexion pure, et des moyens qu’utilisent ces individualités l’une contre l’autre pour montrer que leur pensée individuelle est pure et objective. C’est parce que c’est la dans la nature humaine que lorsque A et B sont engagés dans une réflexion commune, διαλεγεσϑαι, c.-à-d. communication des opinions (par opposition aux discussions factuelles), si A s’aperçoit que les pensées de B sur le même sujet ne sont pas les mêmes, initialement, il ne reverra pas sa propre pensée pour vérifier s’il n’a pas fait une erreur de raisonnement, mais considérera que l’erreur vient de B, c.-à-d. que l’homme est par nature sûr de soi et c’est de cette caractéristique que découle cette discipline qu’il me plaît d’appeler dialectique. Mais pour éviter toute confusion je l’appellerai « dialectique éristique », la science des procédés par lesquels les hommes manifestent cette confiance en leurs opinions.

Arthur SchopenhauerL’Art d’avoir toujours raison/Avant-propos : logique et dialectique