Thursday, August 30, 2012

La crise

… la crise, non pas du discours du maître, mais du discours capitaliste, qui en est le substitut, est ouverte.
C’est pas du tout que je vous dise que le discours capitaliste ce soit moche, c’est au contraire quelque chose de follement astucieux, hein ?
De follement astucieux, mais voué à la crevaison.
Enfin, c’est après tout ce qu’on a fait de plus astucieux comme discours. Ça n’en est pas moins voué à la crevaison. C’est que c’est intenable. C’est intenable… dans un truc que je pourrais vous expliquer… parce que, le discours capitaliste est là, vous le voyez… une toute petite inversion simplement entre le S1 et le S… qui est le sujet… ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume.

Jacques Lacan (Milan, 12 mai 1972)

Wednesday, August 29, 2012

L'exemple

L’antinomie de l’individuel et de l’universel tire son origine du langage. Le mot arbre désigne en effet indifféremment tous les arbres, en tant qu’il suppose sa propre signification universelle au lieu des arbres singuliers ineffables (terminus supponit signifcatum pro re). Il transforme, autrement dit, les singularités en membres d’une classe, dont le sens définit la propriété commune (la condition d’appartenance). La fortune de la théorie des ensembles dans la logique moderne est due au fait que la définition de l’ensemble est simplement la définition de la signification linguistique. La Zusammenfassung en un tout M des objets singuliers distincts m, n’est autre que le nom. D’où les paradoxes inextricables des classes, qu’aucune « inepte théorie des types » ne peut prétendre résoudre. Les paradoxes définissent, en effet, le lieu de l’être linguistique. Celui-ci est une classe qui appartient et, en même temps, n’appartient pas à elle-même, et la classe de toutes les classes qui ne s’appartiennent pas à elles-mêmes est la langue. Puisque l’être linguistique (l’être-dit) est un ensemble (l’arbre) qui est, en même temps, une singularité (l’arbre, un arbre, cet arbre) et la médiation du sens, exprimée par le symbole e ne peut en aucune manière combler le hiatus où seul l’article réussit à se déplacer avec désinvolture.
Un concept qui échappe à l’antinomie de l’universel et du particulier nous est depuis toujours familier : c’est l’exemple. Quel que soit le contexte où il fait valoir sa force, ce qui caractérise l’exemple c’est qu’il vaut pour tous les cas du même genre et, en même temps, il est inclus en eux. Il constitue une singularité parmi d’autres, pouvant cependant se substituer à chacun d’elles, il vaut pour toutes. D’où la prégnance du terme qui, en grec, exprime l’exemple : para-deigma, ce qui se montre à côté (comme l’allemand Bei-spiel, ce qui joue à côté). Car le lieu propre de l’exemple est toujours à côté de soi-même, dans l’espace vide où se déroule sa vie inqualifiable et inoubliable. Cette vie est la vie purement linguistique. Inqualifiable et inoubliable est uniquement la vie dans la parole. L’être exemplaire est l’être purement linguistique. Exemplaire est ce qui n’est défini par aucune propriété, sauf l’être-dit. Non pas l’être-rouge, mais l’être-dit-rouge ; non l’être Jakob, mais l’être-dit Jakob définit l’exemple. D’où son ambiguïté, dès que l’on décide de le prendre vraiment au sérieux. L’être-dit - la propriété qui fonde toutes les appartenances possibles (l’être-dit italien, chien, communiste) ε est, en effet, également ce qui peut les remettre toutes radicalement en question. Il est le Plus Commun, qui scinde toute communauté réelle. D’où l’impuissante omnivalence de l’être quelconque. Il ne s’agit ni d’apathie ni de promiscuité ou de résignation. Ces singularités pures ne communiquent que dans l’espace vide de l’exemple, sans être rattachées à aucune propriété commune, à aucune identité. Elles se sont expropriées de toute identité, pour s’approprier de l’appartenance même, du signe ε. Tricksters ou fainéants, aides ou toons, ils sont le modèle de la communauté qui s’annonce.

Giorgio Agamben, La communauté qui vient

Uncertainty as a way of life

La réflexivité des représentations de l'étranger et du citadin appartient déjà au discours du flâneur, de l'arpenteur, de l'homme de la rue. La rue est la première image de la ville et elle est colorée, bigarrée. Confusion des langues : la ville est un monde, immense par évocation.
Tous les sens, ou presque, participent à l'impression cosmopolite : la vue et l'ouïe, le goût, l'odorat, à l'exclusion du toucher. C'est la prescription du toucher qui est décisive pour l'anthropologie urbaine des rencontres. Les corps se livrent à une danse étrange, tour à tour déployés chacun dans sa réserve de sens, dans son territoire, puis, happés au centre dans un grouillement infernal, ils sont contraints à la coprésence, au tact et à l'attention. La mise en scène de la vie quotidienne est un guide pour l'attention et le tact est décidément le contraire du toucher. Les territoires et les réserves sont des régions de sens normal, d'« apparences normales », dit Goffman. Au contraire les centres sont un melting-pot. Parfois à bon compte, et c'est du spectacle ; souvent tragiques et c'est l'ordinaire des relations inter-ethniques. Celles-ci sont le paradigme des « situations d'alarme » et nourrissent quotidiennement le discours de la scène urbaine, l'insécurité. L'insécurité urbaine s'évalue à vue d'œil et elle est réciproque. Personne n'est tranquille et tout le monde a peur.
Tout le monde se sent minoritaire : les minorités et les majorités, les envahisseurs et les envahis. Simplement, la peur du migrant n'est jamais une surprise et, la mémoire transie, coupé de sa réserve de sens, sans souvenir de la rue d'avant, il est inquiet à chaque instant. Uncertainty as a way of life.

Isaac Joseph, Urbanité et ethnicité

Monday, August 27, 2012

On parle de la magie de l'art

L'art est le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours. Dans l'art seulement il arrive encore qu'un homme, tourmenté par des désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et, grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste à un magicien. Mais cette comparai­son est peut-être encore plus significative qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certaine­ment pas débuté en tant que « l'art pour l'art », se trouvait au début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour la plupart. Il est permis de supposer que parmi ces tendances se trouvaient bon nombre d'intentions magiques.

Sigmund Freud, Totem et Tabou

Dada soulève Tout

On appellera utopie

Peut-être sommes-nous, à cet égard, dans une situation paradoxale : nous savons que, dans la réalité des faits, nous construisons l’avenir, en d’autres termes, que nous le voulions ou pas, nous savons que les choix qui se font aujourd’hui, choix proprement humains, auront des conséquences durables sur le monde que recevront les générations à venir. Alors, sauf à admettre que ces choix soient aveugles et que le destin du monde que nous fabriquons obéisse à des lois qui nous échappent définitivement, nous sommes contraints à l’utopie, un peu comme Sartre qui disait que nous sommes condamnés à être libres. On appellera utopie la distance qu’une société est capable de prendre avec elle-même, pour feindre ce qu’elle pourrait devenir.

Roland Schaer, L’espace, le temps, l’histoire, Utopie… la quête de la société idéale en Occident

L’art obéit aux même lois que toute autre activité libre de l’esprit

Pour Rumohr, l’œuvre d’art n’est pas seulement la matérialisation ou la métaphore d’une idée : elle fait partie en tant que telle du tissu des activités sociales, elle réagit et participe à la vie de la communauté : « L’art obéit aux même lois que toute autre activité libre de l’esprit ; les mêmes règles sous-tendent son jugement. Donc, les mêmes considérations doivent guider notre évaluation du mérite ou de l’absence de mérite des œuvre d’art […] que notre estimation de la qualité ou de l’absence de qualité des autres production humaines. En art, comme dans la vie en général, l’énergie, l’intensité, la portée, la bonté et la douceur, la précision et la clarté du but que l’on se donne prétendent à juste titre à notre approbation. » Rumohr observe par exemple que Giotto fut un innovateur en ce qui concerne la vitalité de ses images, et que c’est pour cette raison qu’il s’éloigna des idées de la tradition chrétienne. Il en vient à s’intéresser à ce qui fonde l’originalité des œuvres d’art en s’appuyant sur la personnalité de l’artiste. Ses méthodes d’historien lui font privilégier aussi les facteurs économiques et sociaux : pratiques commerciales, modes d’attribution des commandes publiques, relation des artistes avec la commanditaires, procédés techniques. Il est à l’origine des méthodes de la recherche moderne en histoire de l’art. Pour Hegel, l’art est un produit de la pensée discursive, pour Rumohr et son école, il est bien davantage le résultat des comportements sociaux.

Jean-Luc Chalumeau, Les théories de l’art

Friday, August 24, 2012

Des cartes postales illustrées

Dans les années 1900, envoyer et collectionner des cartes postales illustrées était une manie courante et souvent mortellement ennuyeuse à laquelle s’adonnaient des milliers de foyers bourgeois. Pourtant, la pléthore de cartes imprimées à cette époque forme de nos jours un solide point d’ancrage à partir duquel retracer les souvenirs les plus charmants et, parfois, les plus épouvantables jamais transmis d’une génération à l’autre. À leur apogée, la pureté de ces modestes vieilles cartes américaines resplendit des couleurs les plus vives en 1948. Car aujourd’hui les cartes connaissent un déclin esthétique dont elles ne se relèveront probablement jamais. Quintessence de l’inutile, la plupart des cartes récentes servent généralement de faire-valoir criard rapportant que telle et telle personne a visité tel et tel endroit et pour une raison quelconque y a passé un bon moment. Fini l’attachement à la vraie rue, à l’architecture de tous les jours ou à la présence humaine. À l’aube de ce siècle, la photographie en couleurs en était évidemment à ses balbutiements.

Walker Evans

Thursday, August 23, 2012

Casauria

casauria

Wednesday, August 22, 2012

Réalisme

« Je ne me défie pas de la réalité, dont à vrai dire je ne sais trop rien, mais de l’image que nos sens nous délivrent de la réalité… » Gerhard Richter
Je ne tenais pas à me rapprocher de la réalité. Il me suffisait de garder le contact avec elle. Le maintenir était pourtant impossible.
Pour connaître ce qui se passe dans le monde, il ne reste que les journaux ainsi que leurs images. Rien qui soit vérifiable à partir de nos propres sens, si ce n’est justement ce reflet-là. Mais en l’absence d’informations de cette sorte, à quelle aune mesurer ce que les sens saisissent à leur proximité ? Une telle proximité, à sa manière, est irréelle. Je pourrais à tout instant me trouver ailleurs. Serais-je alors ici, en réel ? Me revoilà siégeant en pleine négociation, et de m’observer signifiant mon impatience d’un geste que je connaissais de ma mère. Cela m’a échappé. Des tours pareils (tout comme des tournures verbales que l’on a en tête) forment un chœur en concert avec diverses réalités issues du passé. Je les trimballe à travers mon quotidien, plus ou moins à mon insu. En définitive, ces blocs erratiques sur lesquels je trébuche font comprendre pourquoi, aux premières heures de ce lundi matin, je circule à vive allure dans les rues de Francfort. Ce lien avec les ancêtres rend improbable qu’un jour les connexions avec la réalité se perdent complètement, quand bien même on m’enfermerait durablement dans une cellule de quartier haute sécurité.

Alexander Kluge pour Gerhard Richter

Saturday, August 18, 2012

Thursday, August 9, 2012

Le tyran

Du tyran, en effet, on ne se fera pas une image d’emblée sanglante. Le tyran est, en Grèce, d’abord un homme parvenu à la royauté par des moyens autres que la succession dynastique, mais pas nécessairement répréhensible. Il peut avoir été appelé pour dénouer une crise. Certes, il ne doit rien à personne, exerce son autorité sans autres limites que celles qu’il veut bien s’imposer. Il n’en veille pas moins à ne point violer les lois de la cité dont il a pris la tête. A cet égard, l’exercice du pouvoir par un homme seul n’a rien de choquant pour les Grecs. Il existe même une tyrannie "sacrée" : celle que les dieux exercent sur les hommes pour le bien de ces derniers. Les tyrans archaïques ne sont pas tous haïs par leurs sujets, ni chassés de leur trône par une insurrection. D’ailleurs deux tyrans célèbres, Pittacos de Mytilène et Périandre de Corinthe figurent parmi les Sept Sages de la Grèce. Un ouvrage donne ainsi des conseils au tyran : Hiéron ou de l’art d’être tyran (Xénophon) : maintenir l’affection populaire, avoir des mercenaires pour défendre la cité, et rendre ses sujets heureux.
Sur un ton semblable, Platon ne condamne pas la tyrannie. Elle n’est pas le gouvernement des meilleurs, mais elle permet plus sûrement que la démocratie aux meilleurs de s’approcher du pouvoir. On peut évidemment rappeler que Marc-Aurèle se souviendra de tout cela, d’autant qu’il va donner lui-même des conseils de "sagesse" aux romains.

Monday, August 6, 2012

Norme

Ruwen Ogien rappelle que le terme de « norme » a été employé et pensé habituellement selon trois sens :
— impératif ou prescriptif : la norme, c’est ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qui est permis, obligatoire ou interdit.
— appréciatif : la norme, c’est ce qu’il est bien ou correct, mal ou incorrect d’être, de faire, de penser, de ressentir ou d’avoir fait, pensé, ressenti.
— descriptif : les normes sont les manières d’être, d’agir, de penser, de sentir les plus fréquentes ou les plus répandues dans une population donnée.

Ruwen Ogien, ‘Normes et valeurs’, M. Canto (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1995, p. 1054.