Pour sa prolifique descendance, l’acte de l’art ne consiste plus dans
la fabrication d’un objet que l’on peut désigner comme œuvre, mais dans
un geste, parfois informe : celui de déplacer un objet, d’en changer
l’orientation ou d’en modifier le nom, et ainsi d’en transformer le
statut, ou celui de la collecte, de la récupération d’image déjà
existantes. Dans le cas d’Élevage de poussière (1920) de Duchamp et Man
Ray, la photographie, en lumière rasante, d’un amas de poussière déposé
sur le Grand Verre figure le geste minime de laisser faire,
laisser être, laisser le dépôt de poussière se produire, laisser voir la
marque du temps. L’abstention même est un geste. Aussi peut-on être
artiste même dans l’inaction. L’« être artiste » est un état permanent.
C’est une qualité inaliénable. Dès 1925, Kurt Schwitters le proclame :
« tout ce qu’un artiste crache, c’est de l’art », maxime à laquelle
Piero Manzoni donne en 1961 une acception élargie, d’un orifice à
l’autre. L’artiste en sa totalité est art. Art total, il ne l’est pas en
vertu de son œuvre, mais en vertu de son être. Aussi pense-t-il qu’il
lui suffit d’un geste de désignation, comme s’il se croyait le seigneur
signifiant à saint Matthieu sa vocation, pour métamorphoser une personne
quelconque en « sculpture vivante », ainsi que Manzoni le faisait en
1961, par apposition de sa signature sur des passants.
Jean Galard, L’art sans œuvre, in L’œuvre d’art totale
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