Dans la langue ewe (parlée au Togo), on a cinq verbes distincts pour correspondre approximativement aux fonctions de notre verbe "être". Il ne s'agit pas d'un partage d'une même aire sémantique en cinq portions, mais d'une distribution qui entraîne un aménagement différent, et jusque dans les notions voisines. Par exemple, les deux notions d'"être" et d'"avoir" sont pour nous aussi distinctes que les termes qui les énoncent. Or, en ewe, un des verbes cités, le, verbe d'existence, joint à asi, "dans la main", forme une locution le asi, littéralement "être dans la main", qui est l'équivalent le plus usuel de notre "avoir" : ga le asi-nye (litt. "argent est dans ma main"), "j'ai de l'argent".
Cette description de l'état des choses en ewe comporte une part d'artifice. Elle est faite au point de vue de notre langue, et non, comme il se devrait, dans les cadres de la langue même. A l'intérieur de la morphologie ou de la syntaxe ewe, rien ne rapproche ces cinq verbes entre eux. C'est par rapport à nos propres usages linguistiques que nous leur découvrons quelque chose de commun. Mais là est justement l'avantage de cette comparaison " égocentriste" ; elle nous éclaire sur nous-mêmes ; elle nous montre dans cette variété d'emplois de "être" en grec un fait propre aux langues indo-européennes, nullement une situation universelle ni une condition nécessaire. Assurément, les penseurs grecs ont à leur tour agi sur la langue, enrichi les significations, créé de nouvelles formes. C'est bien d'une réflexion philosophique sur l' "être" qu'est issu le substantif abstrait dérivé de εἶναι (être, en grec) […] Tout ce qu'on veut montrer ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion d'"être" à une vocation philosophique. À l'opposé, la langue ewe ne nous offre qu'une notion étroite, des emplois particularisés. Nous ne saurions dire quelle place tient l'"être" dans la métaphysique ewe, mais a priori la notion doit s'articuler tout autrement.
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale
Cette description de l'état des choses en ewe comporte une part d'artifice. Elle est faite au point de vue de notre langue, et non, comme il se devrait, dans les cadres de la langue même. A l'intérieur de la morphologie ou de la syntaxe ewe, rien ne rapproche ces cinq verbes entre eux. C'est par rapport à nos propres usages linguistiques que nous leur découvrons quelque chose de commun. Mais là est justement l'avantage de cette comparaison " égocentriste" ; elle nous éclaire sur nous-mêmes ; elle nous montre dans cette variété d'emplois de "être" en grec un fait propre aux langues indo-européennes, nullement une situation universelle ni une condition nécessaire. Assurément, les penseurs grecs ont à leur tour agi sur la langue, enrichi les significations, créé de nouvelles formes. C'est bien d'une réflexion philosophique sur l' "être" qu'est issu le substantif abstrait dérivé de εἶναι (être, en grec) […] Tout ce qu'on veut montrer ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion d'"être" à une vocation philosophique. À l'opposé, la langue ewe ne nous offre qu'une notion étroite, des emplois particularisés. Nous ne saurions dire quelle place tient l'"être" dans la métaphysique ewe, mais a priori la notion doit s'articuler tout autrement.
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale
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