Des fumeries publics, que je fréquentai quelquefois l’an dernier, je n’ai rien d’intéressant à dire. Généralement la cai-nhà se compose de deux salles ; dans l’une où a lieu la vente au détail, on trouve deux ou trois lits de camp, des pipes sans valeur — un fourneau s’emmanchant à l’extrémité d’un bambou parfois vert encore ; là, grouillent les pauvres bougres qui, leur fond de coquille consommé, malaxent et refument le résidu, et recommencent jusqu’à cinq et six fois la même opération, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un peu de charbon inodore et sans saveur. Dans la deuxième salle sont reçus les amis du vendeur, les Européens venus en curieux. On y déguste le thé chinois parfumé, que le patron extrait par pincées des cylindres de zinc où des inscriptions en caractères sont gaufrées dans le métal — au lieu du trà-huê que boivent les clients pauvres, dans les larges bols de grossière faïence à décorations gros bleu. Souvent le patron, suprême politesse, apporte une de ces boîtes à musique, de fabrication suisse, une de ces odieuses serinettes, qui sont de vente courante au Tonkin ; que de fois m’a persécuté la sonnerie Clairette, aigrelette, le sautillant martèlement des touches d’acier sur le cylindre de cuivre, l’éternelle valse de Métra, la mélancolique et rance musiquette ! je sais des Européens qui apprêtent l’instrument de torture en s’asseyant pour dîner ; que voulez-vous ? ils veulent manger en musique, et jouir des nobles sensations de l’art. On rencontre aussi, mais rarement, dans certaines fumeries, quelques-uns de ces ineptes tableaux gouachés ou pastellés — de vente, également, au Tonkin — qui rappellent les couvercles des boîtes à bonbons et les vignettes des partitions anodines, et qui représentent les dames rêveuses agitant leur mouchoir vers la mer. Et dire que tant de gens ne connaissent la musique et la peinture que par ces serinettes et par ces croûtes ! Cela fait excuser les demoiselles qui appellent M. Bouguereau un peintre et M. Planquette un musicien.
Jules Boissière, Propos d'un intoxiqué, Hanoi, mars 1886
Jules Boissière, Propos d'un intoxiqué, Hanoi, mars 1886
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