Thursday, June 30, 2011

Peirce était un philosophe scientifique

Peirce est le fondateur du pragmatisme, souvent présenté de façon caricaturale. On lui fait dire que le vrai se réduit à l'utile, la connaissance à l'action, la réalité à ce qu'on en fait. C'est tout le contraire ! Peirce était un philosophe scientifique, un évolutionniste qui se demandait comment peuvent émerger des normes et des valeurs dans un univers soumis au hasard. Pour lui, la vérité est le but idéal de l'enquête scientifique ; la connaissance porte sur un monde réel, fait de possibles et de propriétés stables, sous forme de capacités ou de dispositions naturelles et mentales. Sa métaphysique est celle d'un logicien et d'un savant. [...] Pour Peirce, il y a des propriétés universelles réelles, thèse qu'il emprunte à Duns Scot. Cela m'a conduite à m'intéresser à la métaphysique médiévale. J'y ai découvert un type de philosophie où l'ontologie tutoyait la logique, la théorie de la connaissance et la théorie des signes. On dira : et la théologie ? Certes, elle y est, sans cesse, mais je n'ai jamais conçu la philosophie comme une "servante de la théologie", selon la formule célèbre. Les servantes, de nos jours, se rebiffent !

Claudine Tiercelin

La philosophie n'est pas une sagesse

La philosophie n'est pas une sagesse, elle ne protège et ne console de rien, et c'est fort bien ainsi. Elle ne doit surtout pas être oraculaire : un philosophe est un animal social, pas un animal grégaire, et il ne saurait servir de mouton de tête. Comme toute entreprise rationaliste dont le but est la connaissance, la philosophie se pratique sur le mode de l'enquête, non pas dans le silence du cabinet, mais dans un esprit de laboratoire, en testant ses hypothèses. Elle doit donc se tenir prête à jeter par-dessus bord toutes ses croyances, si des chocs avec le réel la forcent à en douter.

Claudine Tiercelin
Des fumeries publics, que je fréquentai quelquefois l’an dernier, je n’ai rien d’intéressant à dire. Généralement la cai-nhà se compose de deux salles ; dans l’une où a lieu la vente au détail, on trouve deux ou trois lits de camp, des pipes sans valeur — un fourneau s’emmanchant à l’extrémité d’un bambou parfois vert encore ; là, grouillent les pauvres bougres qui, leur fond de coquille consommé, malaxent et refument le résidu, et recommencent jusqu’à cinq et six fois la même opération, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un peu de charbon inodore et sans saveur. Dans la deuxième salle sont reçus les amis du vendeur, les Européens venus en curieux. On y déguste le thé chinois parfumé, que le patron extrait par pincées des cylindres de zinc où des inscriptions en caractères sont gaufrées dans le métal — au lieu du trà-huê que boivent les clients pauvres, dans les larges bols de grossière faïence à décorations gros bleu. Souvent le patron, suprême politesse, apporte une de ces boîtes à musique, de fabrication suisse, une de ces odieuses serinettes, qui sont de vente courante au Tonkin ; que de fois m’a persécuté la sonnerie Clairette, aigrelette, le sautillant martèlement des touches d’acier sur le cylindre de cuivre, l’éternelle valse de Métra, la mélancolique et rance musiquette ! je sais des Européens qui apprêtent l’instrument de torture en s’asseyant pour dîner ; que voulez-vous ? ils veulent manger en musique, et jouir des nobles sensations de l’art. On rencontre aussi, mais rarement, dans certaines fumeries, quelques-uns de ces ineptes tableaux gouachés ou pastellés — de vente, également, au Tonkin — qui rappellent les couvercles des boîtes à bonbons et les vignettes des partitions anodines, et qui représentent les dames rêveuses agitant leur mouchoir vers la mer. Et dire que tant de gens ne connaissent la musique et la peinture que par ces serinettes et par ces croûtes ! Cela fait excuser les demoiselles qui appellent M. Bouguereau un peintre et M. Planquette un musicien.

Jules Boissière, Propos d'un intoxiqué, Hanoi, mars 1886

Wednesday, June 29, 2011

Le personnage-écran

Le personnage-écran : une forme extrême de la subjectivité numérique

La liberté de projection subjective, ouvre, pour Jean-François Marcotte (2003) la possibilité d’un "simulacre de soi", à l’image de la figure du golem dont la création se passe de corps physique et de reproduction charnelle. Le terme même d’avatar, emprunte à cette puissance projetée de la personne, puisqu’il désigne à l’origine l’incarnation du dieu Vishnu parmi les hommes. L’internaute peut en effet prendre le contrôle d’une image dépendant, dans le cadre des relations et des communautés réelles, des autres, des statuts, des rôles… et inventer un personnage qui lui sert de masque.
Bien que caractéristique dans son ampleur virtuelle, cette opération emprunte aux relations dans le monde réel. Le masque ou la façade (de pseudonyme et d’avatar entre autres) est une extension supplémentaire, dans l’espace virtuel, des jeux de masques et de façades des interactions ordinaires. Serge Tisseron (2009) banalise même l’usage de l’avatar : "[…] Nous vivons dans une culture où l’apparence n’est plus censée refléter l’identité, mais simplement une facette de cette identité. De la même façon, dans un monde virtuel, l'avatar choisi ne nous ressemble pas forcément fondamentalement, mais il constitue une facette de nous-mêmes qu’il nous plaît de donner à un moment précis. Les mondes virtuels n’ont pas créé cette tendance, ils l’ont banalisée en en faisant un mode généralisé de rencontre avec l’autre. C’est un bal masqué permanent, on y rencontre des marins, des sorcières, des fées. N’oublions pas que les fêtes masquées étaient très importantes dans les sociétés traditionnelles. Cela permettait de faire de nouvelles rencontres imprévues. Les mondes virtuels renouent en quelque sorte avec la tradition du carnaval, en s’autorisant à dire des choses que l’on ne s’autorise pas habituellement, parce qu’on est masqué."
Avec la création de ce personnage-écran (golem et avatar), peut-être de carnaval, mais dont le masque est pris pour le "vrai visage virtuel", s’ouvre la possibilité d’un discours que l’on a qualifié d’intime, de "plus vrai" sensé être dégagé de tous les travestissements sociaux.

François Perea, L’identité numérique : de la cité À l’écran. Quelques aspects de la représentation de soi dans l’espace numérique

Caméléon Ordinaire

Cameleon ordinaire

Monday, June 27, 2011

Être

Dans la langue ewe (parlée au Togo), on a cinq verbes distincts pour correspondre approximativement aux fonctions de notre verbe "être". Il ne s'agit pas d'un partage d'une même aire sémantique en cinq portions, mais d'une distribution qui entraîne un aménagement différent, et jusque dans les notions voisines. Par exemple, les deux notions d'"être" et d'"avoir" sont pour nous aussi distinctes que les termes qui les énoncent. Or, en ewe, un des verbes cités, le, verbe d'existence, joint à asi, "dans la main", forme une locution le asi, littéralement "être dans la main", qui est l'équivalent le plus usuel de notre "avoir" : ga le asi-nye (litt. "argent est dans ma main"), "j'ai de l'argent".
Cette description de l'état des choses en ewe comporte une part d'artifice. Elle est faite au point de vue de notre langue, et non, comme il se devrait, dans les cadres de la langue même. A l'intérieur de la morphologie ou de la syntaxe ewe, rien ne rapproche ces cinq verbes entre eux. C'est par rapport à nos propres usages linguistiques que nous leur découvrons quelque chose de commun. Mais là est justement l'avantage de cette comparaison " égocentriste" ; elle nous éclaire sur nous-mêmes ; elle nous montre dans cette variété d'emplois de "être" en grec un fait propre aux langues indo-européennes, nullement une situation universelle ni une condition nécessaire. Assurément, les penseurs grecs ont à leur tour agi sur la langue, enrichi les significations, créé de nouvelles formes. C'est bien d'une réflexion philosophique sur l' "être" qu'est issu le substantif abstrait dérivé de εἶναι (être, en grec) […] Tout ce qu'on veut montrer ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion d'"être" à une vocation philosophique. À l'opposé, la langue ewe ne nous offre qu'une notion étroite, des emplois particularisés. Nous ne saurions dire quelle place tient l'"être" dans la métaphysique ewe, mais a priori la notion doit s'articuler tout autrement.

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale

Friday, June 24, 2011

Li

Il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais en "li". C'est une admirable grandeur. Souple et diverse, elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et s'escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre de li.

Victor Segalen

Chats Gris

lights

Post-Histoire

On a pu parfois trouver hasardeux mon emploi de la notion de période post-historique pour désigner le temps où nous sommes et les indéniables changements que nous traversons sans fin. Il en est même qui considèrent encore cet emploi comme une faiblesse ou une facilité. Ceux-là veulent bien remarquer qu’un bouleversement sans exemple se déploie sous nos yeux ; ils consentent même à le trouver horrifique dans la majeure partie de ses effets ; mais ils poussent les hauts cris lorsque l’hypothèse d’une fin de l’Histoire, et d’une fin de l’Histoire particulièrement noire, est avancée. Ils font alors précipitamment observer que, si tout change, aucun des changements que l’on peut constater n’arrive sans précédent, et que tout ce qui est maintenant se trouvait aussi déjà là avant, du moins en germe. Ce qui revient à cette lapalissade qu’une métamorphose s’opère toujours en empruntant à des éléments existants. Mais il n’en reste pas moins vrai que c’est une métamorphose ; et qu’à un moment ou à un autre elle est accomplie ou en bonne voie d’achèvement ; et qu’elle se voit soudain. D’où cette notion de période post-historique dont je persiste à avancer la proposition afin de faire sentir, de la manière la plus brutale possible, une coupure ou une rupture également générale et profonde que d’ailleurs n’importe qui est à même de constater. Le sens des mots et des données se transforme. Les visages et les comportements prennent des airs qu’on ne leur soupçonnait pas la veille encore. Ce qui pouvait être compris ne l’est plus, et ce qui apparaît ne se laisse comprendre que malaisément. Il y a du nouveau sous le soleil de Satan ; et, de ce nouveau, il est permis et même recommandé de ne pas se réjouir. Dans toutes ses parties, l’existence est en proie à un bouleversement fondamental. Tandis qu’au-dessus d’elle, dans les nuées, plane une idylle maternisante et désymbolisante, la nouvelle humanité, démarchée sans relâche par les missionnaires du culte écologique-animalier, par les membres de la secte pénalophile, par le club des joyeux créateurs de nouveaux délits, par les militants pour une délation heureuse, par ceux de la victimomanie qui a toujours raison contre la raison et par toutes les autres associations dont le nom est légion, célèbre la fin de la société du travail, la désexualisation des rapports humains et l’assomption des enfants, ces êtres sans histoire par définition, et aimés à la folie pour ce motif. Mais à part ça, bien entendu, l’Histoire continue.

Philippe Muray, Minimum respect

Antigone

9972

Orestad

Orestad, CopenhagenThomas Haywood - Orestad, Copenhagen - 2010

La Kula

La Kula est un système d'échange intertribal de grande envergure, elle s'effectue entre des archipels dont la disposition en un large cercle constitue un circuit fermé. Empruntant cet itinéraire, deux sortes d'articles - et ces deux sortes seulement - circulent sans cesse dans des directions opposées. Le premier article - de longs colliers de coquillages rouges - fait le trajet dans le sens des aiguilles d'une montre. Le second - des bracelets de coquillages blancs - va dans la direction contraire. Chacun d'eux, suivant ainsi sa voie propre dans le circuit fermé, rencontre l'autre sur sa route et s'échange constamment avec lui. Tous les mouvements de ces articles Kula, les détails des transactions, sont fixés et réglés par un ensemble de conventions et de principes traditionnels, et certaines phases de la Kula s'accompagnent de cérémonies rituelles et publiques très compliquées.

Bronislaw Malinowski