Monday, June 24, 2013

L'intuition du joueur d'échecs

Il est courant dans les milieux échiquéens de dire de certains grands joueurs, comme Garry Kasparov, qu’ils sont « intuitifs ». Qu’est-ce que cela signifie ? D'une part, qu’il leur arrive de jouer certains coups presque machinalement, qu’il leur arrive de « voir le jeu » d’un seul coup d’œil et de percevoir si tel ou tel coup va les mener dans une impasse. D'autre part, cela suppose aussi de sortir parfois des sentiers battus pour oser des solutions inattendues.

Voilà plusieurs décennies que des chercheurs ont commencé à s’intéresser à la psychologie du joueur d’échecs afin de décrypter les arcanes de cette fameuse « intuition » des joueurs. Les travaux pionniers en la matière sont ceux du chercheur néerlandais Adriaan de Groot, d’Herbert Simon et de William Chase. Leurs études convergent vers l’idée que l’expertise aux échecs repose sur l’apprentissage de patterns (situations typiques), qui permettent à un joueur de repérer rapidement des configurations qu’il a explorées maintes fois et dont il connaît les évolutions possibles. Ces patterns, appelés « chunks », sont comme les constellations d’étoiles : elles apparaissent au premier coup d’œil au regard de l’expert. Par exemple, la position caractéristique de deux ou trois pièces comme celle du « roi roqué » est un chunk. Les grands maîtres ne diffèrent pas forcément des amateurs dans leur puissance de concentration et d’anticipation, mais plutôt dans la capacité à mobiliser un grand nombre de configurations connues avec leurs évolutions stratégiques possibles.

À partir des années 1990, les modèles explicatifs se sont multipliés et affinés sans remettre en cause fondamentalement la théorie des chunks. Fernand Gobet, professeur à l’université de Brunel (Londres) qui a travaillé à la fois avec H. Simon et A. de Groot, a proposé un modèle plus spécifique : celui des « chablons » (ou templates).

En plus des chunks, les templates (que l’on peut traduire par modèle ou patron) reflètent une situation de jeu plus large (avec son histoire et son évolution possible). Un template est donc un schéma plus général et abstrait, susceptible de contenir des chunks différents. Pour comprendre la différence entre ces deux notions, imaginons un menu de restaurant. Un menu correspond à une formule générale (entrée + plat + dessert). C’est l’équivalent du template (un schéma simplifié à qui l’on peut ou non soustraire un plat, rajouter des éléments : boisson, épices)… À l’intérieur du menu, le plat de résistance peut être viande ou poisson. Si c’est poisson, c’est saumon ou lotte, on peut y rajouter ou non de la sauce ou des épices.

Le chablon ou template est plus restreint qu’une stratégie générale de jeu (qui correspond aux menus chinois, de pizzeria ou de McDo), mais plus général qu’un menu précis. C’est une formule avec ses variantes.

Pour F. Gobet, l’intuition du joueur d’échecs s’appuie sur la mobilisation de schémas mentaux (chunks, templates, stratégies) qui s’emboîtent les uns dans les autres, deviennent familiers et permettent d’évoluer avec plus d’aisance dans le jeu que les amateurs. Cette connaissance cristallisée finit par donner l’illusion d’une pensée non réfléchie : une « intuition ».

Pour A. de Groot et F. Gobet, l’intuition aux échecs permet de limiter le nombre de possibilités envisageables de deux manières : en repérant rapidement les éléments clés d’une position d’une part ; d’autre part, « en permettant de prendre des “raccourcis” dans l’analyse des variantes et l’évaluation des positions ».

Jean-François Dortier

Thursday, May 23, 2013

Le photographe dévot

De fait, le photographe dévot trouve toujours une définition minimale de ses ambitions dans le refus des objets rituels de la photographie commune. Si l’on sait que l’appareil photographique est presque toujours un bien indivis, utilisé indifféremment par l’un ou l’autre des membres du groupe pour des usages communs, on voit que l’emploi autonome de l’appareil prend le sens d’une rupture d’indivision : rejeter la photographie familiale, c’est sinon refuser valeur à la famille, du moins refuser une des valeurs familiales en refusant de servir le culte familial. Et la conduite du fanatique qui se fait prier pour faire une photographie des enfants alors qu’il passe des heures dans le secret de son laboratoire s’oppose à celle du photographe qui sacrifice solennellement et publiquement au culte familial comme, selon les sociologues, la magie s’oppose à la religion.

Pierre Bourdieu, Un art moyen, 1965

Tuesday, May 14, 2013

Ce qui est en jeu dans la modernité économique

Ce qui est en jeu dans la modernité économique, c’est tout simplement le remplacement du pilotage thymotique des affects (qui n’a que l’apparence de l’archaïsme), en même temps que ses aspects incompatibles avec le marché (qui n’ont que l’apparence de l’irrationnel), par la psychopolitique, plus conforme à l’époque, de l’imitation du désir et de la culpabilité calculatrice. Cette métamorphose ne peut être obtenue sans une profonde dépolitisation des populations — et, liée à celle-ci : sans la perte progressive du langage au profit de l’image et du chiffre . Les partis de la gauche classique, notamment, dans la mesure où ils sont en soi des banques de colère et de dissidence, ne peuvent, dans ce nouveau climat, se faire remarquer que comme des reliques dysfonctionnelles. Ils sont condamnés à lutter, avec des discours laids, contre les images de belles personnes et des tableaux de chiffres durs — entreprise vouée à l’échec. En revanche, comme des poissons dans l’eau, les social démocraties du type New Labour évoluent dans l’élément de l’érotisme capitaliste — elles ont abdiqué leur rôle de partis de la fierté et de la colère, et pris le virage menant vers la primauté des appétits.

Peter Sloterdijk

Psaume 58

1 Au maître de chant. Ne détruis pas. Hymne de David.
2 Est-ce donc en restant muets que vous rendez la justice ? Est-ce selon le droit que vous jugez, fils des hommes ?
3 Non : au fond du cœur vous tramez vos desseins iniques, dans le pays vous vendez au poids la violence de vos mains.
4 Les méchants sont pervertis dès le sein maternel, dès leur naissance, les fourbes se sont égarés.
5 Leur venin est semblable au venin du serpent, de la vipère sourde qui ferme ses oreilles,
6 et n'entend pas la voix de l'enchanteur, du charmeur habile dans son art.
7 Ô Dieu brise leurs dents dans leur bouche ; Yahweh, arrache les mâchoires des lionceaux !
8 Qu'ils se dissipent comme le torrent qui s'écoule ! S'ils ajustent des flèches, qu'elles s'émoussent !
9 Qu'ils soient comme la limace qui va en se fondant ! Comme l'avorton d'une femme, qu'ils ne voient point le soleil !
10 Avant que vos chaudières sentent l'épine, verte ou enflammée, l'ouragan l'emportera.
11 Le juste sera dans la joie, à la vue de la vengeance, il baignera ses pieds dans le sang des méchants.
12 Et l'on dira : « Oui, il y a une récompense pour le juste ;
13 Oui, il y a un Dieu qui exerce le jugement sur la terre. »

Sunday, April 28, 2013

Mark Maggiori - Diamonds - Nettie



La culture de l'égoïsme

Cornelius Castoriadis — Pour moi, ce qui a été dit a une implication très claire. « Au jour le jour », pour reprendre cette expression très juste, c’est ce que j’appelle l’absence de projet. Et cela s’applique à la société comme à l’individu : il y a trente ou soixante ans, les gens de gauche vous parlaient du Grand Soir, les gens de droite du progrès indéfini, etc. Aujourd’hui, personne n’ose plus exprimer un projet ambitieux, ni même à peu près raisonnable, qui aille au-delà du budget ou des prochaines élections. Il y a donc un horizon de temps. De ce point de vue, on peut dire que le terme de « survie » est critiquable parce que, évidemment, chacun pense à sa retraite, et aussi à ses enfants, à leur éducation, comment leur faire avoir un diplôme universitaire ou professionnel, etc. ; mais cet horizon de temps est privé. Personne n’est partie prenante d’un horizon de temps public. De même, personne – là encore, avec toutes les nuances requises – n’est partie prenante d’un espace public. Bien sûr, nous le sommes tous, mais prenez la place de la Concorde ou Piccadilly Circus, ou encore, je ne sais pas, New York aux heures d’embouteillage : vous avez un million d’individus noyés dans un océan de choses sociales, ce sont des êtres sociaux, dans un lieu social, et ils sont complètement isolés, ils se détestent les uns les autres, et s’ils avaient le pouvoir de désintégrer les autos qui sont devant eux, ils le feraient ! C’est de cela que nous parlons : aujourd’hui, l’espace public, c’est quoi ? Il est plus que jamais présent. Pour être précis, il est dans chaque foyer avec la télévision, mais de quoi s’agit-il au juste ?

Michael Ignatieff
— C’est un espace vide.

Cornelius Castoriadis
— Il est vide, ou en un sens c’est encore pire. C’est un espace public pratiquement réservé à la publicité, à la pornographie – et je ne parle pas que de pornographie au sens strict, il y a des philosophes qui sont des pornographes…

Cornelius Castoriadis, La culture de l'égoïsme

Thursday, March 14, 2013

Les photos qui “veulent faire de l’art”

La photographie n’appartient pas plus que la typographie à l’histoire de l’art. Avec la typographie, on peut imprimer des poèmes, des journaux, des brochures publicitaires ou des étiquettes de haricots ; il en est de même avec la photographie.
Bien sûr, tous ceux qui font des photos sont immergés dans une culture visuelle dans laquelle l’histoire de l’art a injecté des archétypes puissants, des idées, des stéréotypes, des traditions, lesquelles, peut-être, orientent inconsciemment notre regard, même lorsque nous prenons des photos souvenirs lors d’une communion.
Mais pour faire de l’art il est nécessaire de vouloir faire de l’art, c’est le kunstwollen. Les soi-disant “artistes involontaires” ne sont que des fabricants d’objets que l’artiste trouve et désigne comme de l’art. Et les photos qui “veulent faire de l’art”, dans le monde de la photographie, sont une minorité infime, numériquement insignifiante, parmi celles – des milliards – qui sont produites chaque jour avec des finalités, des fonctions et des intentions différentes.

Michele Smargiassi, journaliste et blogueur.

Sunday, February 17, 2013

Beaucoup de limites

Il existe dans le monde animal un grand nombre de structures différentes. Entre le protozoaire, la mouche, l’abeille, le chien, le cheval, les limites se multiplient, notamment dans l’organisation « symbolique », dans le chiffrage ou la pratique des signes. Si je m’inquiète d’une frontière entre deux espaces homogènes, d’un côté l’homme et de l’autre l’animal, ce n’est pas pour prétendre, bêtement, qu’il n’y as pas de limite entre les « animaux » et l’« homme », c’est parce que je soutiens qu’il y a plus d’une limite : beaucoup de limites. Il n’y a pas une opposition entre l’homme et le non-homme, il y a entre les différentes structures d’organisation du vivant beaucoup de fractures, d’hétérogénéités, de structures différentielles.

Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi demain

Thursday, February 14, 2013

Un vrai lecteur de romans

Un vrai lecteur de romans, c'est un adulte qui lit, disons, deux ou trois heures le soir, et cela, trois ou quatre fois dans la semaine. Au bout de deux à trois semaines, il a terminé son livre. Un vrai lecteur n'est pas le genre de personne qui lit de temps en temps, par tranches d'une demi-heure, puis met son livre de côté pour y revenir huit jours plus tard sur la plage. Quand ils lisent, les vrais lecteurs ne se laissent pas distraire par autre chose. Ils mettent les enfants au lit, et ils se mettent à lire. Ils ne tombent pas dans le piège de la télévision, et ils ne s'arrêtent pas toutes les cinq minutes pour faire des achats sur le Net ou parler au téléphone. Mais c'est indiscutable, le nombre de ces gens qui prennent la lecture au sérieux baisse très rapidement. En Amérique, en tous cas, c'est certain.

Les causes de cette désaffection ne se limitent pas à la multitude de distractions de la vie d'aujourd'hui. On est obligé de reconnaître l'immense succès des écrans de toutes sortes. La lecture, sérieuse ou frivole, n'a pas l'ombre d'une chance en face des écrans : d'abord l'écran de cinéma, puis l'écran de télévision, et aujourd'hui l'écran d'ordinateur, qui prolifère : un dans la poche, un sur le bureau, un dans la main, et bientôt, on s'en fera greffer un entre les deux yeux. Pourquoi la vraie lecture n'a-t- elle aucune chance ? Parce que la gratification que reçoit l'individu qui regarde un écran est bien plus immédiate, plus palpable et terriblement prenante. Hélas, l'écran ne se contente pas d'être extraordinairement utile, il est aussi très amusant. Et que pourrions-nous trouver de mieux que de nous amuser ? La lecture sérieuse n'a jamais connu d'âge d'or en Amérique, mais personnellement, je ne me souviens pas d'avoir connu d'époque aussi lamentable pour les livres – avec la focalisation et la concentration ininterrompue que la lecture exige. Et demain, ce sera pire, et encore pire après-demain. Je peux vous prédire que dans trente ans, sinon avant, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. C'est triste, mais le nombre de personnes qui tirent de la lecture plaisir et stimulation intellectuelle ne cesse de diminuer.

Philip Roth
, Le Monde.fr | 14.02.2013

Sunday, February 10, 2013