Il est courant dans les milieux échiquéens de dire de certains grands joueurs, comme Garry Kasparov, qu’ils sont « intuitifs ». Qu’est-ce que cela signifie ? D'une part, qu’il leur arrive de jouer certains coups presque machinalement, qu’il leur arrive de « voir le jeu » d’un seul coup d’œil et de percevoir si tel ou tel coup va les mener dans une impasse. D'autre part, cela suppose aussi de sortir parfois des sentiers battus pour oser des solutions inattendues.
Voilà plusieurs décennies que des chercheurs ont commencé à s’intéresser à la psychologie du joueur d’échecs afin de décrypter les arcanes de cette fameuse « intuition » des joueurs. Les travaux pionniers en la matière sont ceux du chercheur néerlandais Adriaan de Groot, d’Herbert Simon et de William Chase. Leurs études convergent vers l’idée que l’expertise aux échecs repose sur l’apprentissage de patterns (situations typiques), qui permettent à un joueur de repérer rapidement des configurations qu’il a explorées maintes fois et dont il connaît les évolutions possibles. Ces patterns, appelés « chunks », sont comme les constellations d’étoiles : elles apparaissent au premier coup d’œil au regard de l’expert. Par exemple, la position caractéristique de deux ou trois pièces comme celle du « roi roqué » est un chunk. Les grands maîtres ne diffèrent pas forcément des amateurs dans leur puissance de concentration et d’anticipation, mais plutôt dans la capacité à mobiliser un grand nombre de configurations connues avec leurs évolutions stratégiques possibles.
À partir des années 1990, les modèles explicatifs se sont multipliés et affinés sans remettre en cause fondamentalement la théorie des chunks. Fernand Gobet, professeur à l’université de Brunel (Londres) qui a travaillé à la fois avec H. Simon et A. de Groot, a proposé un modèle plus spécifique : celui des « chablons » (ou templates).
En plus des chunks, les templates (que l’on peut traduire par modèle ou patron) reflètent une situation de jeu plus large (avec son histoire et son évolution possible). Un template est donc un schéma plus général et abstrait, susceptible de contenir des chunks différents. Pour comprendre la différence entre ces deux notions, imaginons un menu de restaurant. Un menu correspond à une formule générale (entrée + plat + dessert). C’est l’équivalent du template (un schéma simplifié à qui l’on peut ou non soustraire un plat, rajouter des éléments : boisson, épices)… À l’intérieur du menu, le plat de résistance peut être viande ou poisson. Si c’est poisson, c’est saumon ou lotte, on peut y rajouter ou non de la sauce ou des épices.
Le chablon ou template est plus restreint qu’une stratégie générale de jeu (qui correspond aux menus chinois, de pizzeria ou de McDo), mais plus général qu’un menu précis. C’est une formule avec ses variantes.
Pour F. Gobet, l’intuition du joueur d’échecs s’appuie sur la mobilisation de schémas mentaux (chunks, templates, stratégies) qui s’emboîtent les uns dans les autres, deviennent familiers et permettent d’évoluer avec plus d’aisance dans le jeu que les amateurs. Cette connaissance cristallisée finit par donner l’illusion d’une pensée non réfléchie : une « intuition ».
Pour A. de Groot et F. Gobet, l’intuition aux échecs permet de limiter le nombre de possibilités envisageables de deux manières : en repérant rapidement les éléments clés d’une position d’une part ; d’autre part, « en permettant de prendre des “raccourcis” dans l’analyse des variantes et l’évaluation des positions ».
Jean-François Dortier
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