Cornelius Castoriadis — Pour moi, ce qui a été dit a une implication très claire. « Au jour le jour », pour reprendre cette expression très juste, c’est ce que j’appelle l’absence de projet. Et cela s’applique à la société comme à l’individu : il y a trente ou soixante ans, les gens de gauche vous parlaient du Grand Soir, les gens de droite du progrès indéfini, etc. Aujourd’hui, personne n’ose plus exprimer un projet ambitieux, ni même à peu près raisonnable, qui aille au-delà du budget ou des prochaines élections. Il y a donc un horizon de temps. De ce point de vue, on peut dire que le terme de « survie » est critiquable parce que, évidemment, chacun pense à sa retraite, et aussi à ses enfants, à leur éducation, comment leur faire avoir un diplôme universitaire ou professionnel, etc. ; mais cet horizon de temps est privé. Personne n’est partie prenante d’un horizon de temps public. De même, personne – là encore, avec toutes les nuances requises – n’est partie prenante d’un espace public. Bien sûr, nous le sommes tous, mais prenez la place de la Concorde ou Piccadilly Circus, ou encore, je ne sais pas, New York aux heures d’embouteillage : vous avez un million d’individus noyés dans un océan de choses sociales, ce sont des êtres sociaux, dans un lieu social, et ils sont complètement isolés, ils se détestent les uns les autres, et s’ils avaient le pouvoir de désintégrer les autos qui sont devant eux, ils le feraient ! C’est de cela que nous parlons : aujourd’hui, l’espace public, c’est quoi ? Il est plus que jamais présent. Pour être précis, il est dans chaque foyer avec la télévision, mais de quoi s’agit-il au juste ?
Michael Ignatieff — C’est un espace vide.
Cornelius Castoriadis — Il est vide, ou en un sens c’est encore pire. C’est un espace public pratiquement réservé à la publicité, à la pornographie – et je ne parle pas que de pornographie au sens strict, il y a des philosophes qui sont des pornographes…
Cornelius Castoriadis, La culture de l'égoïsme
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