Plus on traduit, plus on se rend compte du caractère artificiel de cette occupation. Il ne s'agira jamais de faire croire que Dostoïevski, écrivant en français, aurait écrit le texte que le lecteur a sous les yeux - et cela pour une raison toute simple, c'est qu'il écrit en russe. Les mots essentiels recouvrent dans les deux langues des réalités tout à fait différentes.
Ainsi, pour le titre : La Douce. Le titre russe, Krotkaïa, ne signfie pas seulement que cette femme est douce (tendre, faible, fragile), mais aussi qu'elle est humble, modeste - justement, effacée. Elle possède cette qualité suprême pour Dostoïevski qui fait toute la force du prince Mychkine, le smirénié, un mot que le français ne peut traduire que par "humilité". Or, la langue russe ne dit pas que l'humble est, selon notre étymologie latine, humilis (abaissé jusqu'à terre), il dit qu'il possède le mir, c'est-à-dire la paix, en soi. L'homme ne s'humilie pas, il est en paix; il ne perd rien; son renoncement n'est en rien négatif, il est, au contraire, signe d'accord avec l'ordre du monde.
De même le héros parle-t-il, dans le texte français, tantôt d'orgueil, et tantôt de fierté. Dostoïevski n'emploie qu'un mot unique, gordost, qui recouvre ces deux concepts. Le russe ne distingue pas entre l'orgueil, (que notre tradition nous désigne comme un péché capital) et la fierté (que le bon sens nous indique comme une nécessité). Dostoïevski joue de l'ambiguïté car, pour la conscience de la langue, formée par des siècles et des siècles de pensée orthodoxe, toute forme de fierté est un défi à Dieu. L'homme ne peut exister que dans sa soumission, dans son effacement. La véritable liberté, selon le schéma du Chervalier avare de Pouchkine mis au jour par l'Adolescent de Dostoïevski, ne peut se découvrir que dans le renoncement à sa liberté propre.
J'ai longtemps essayer de n'employer dans ma traduction que le mot "orgueil". Il m'a semblé ensuite que c'était renoncer sans raison à une richesse du français et que, invraisemblance pour invraisemblance, perte pour perte, l'essentiel était tout d'abord d'user des ressources de la langue, quitte à en avertir le lecteur. Autant valait faire dire à Loukéria (parlant de sa maîtresse) : "elle est fière" plutôt qu'un impossible "elle a de l'orgueil". Ce "elle est fière" sert d'ailleurs de point d'appui au personnage pour énoncer sa soif de domination ("Moi, n'est-ce-pas, c'est celles que je préfère, les fières...") et apparaît aussi comme un moyen de passage entre les deux idées.
André Markowicz, La Douce
Ainsi, pour le titre : La Douce. Le titre russe, Krotkaïa, ne signfie pas seulement que cette femme est douce (tendre, faible, fragile), mais aussi qu'elle est humble, modeste - justement, effacée. Elle possède cette qualité suprême pour Dostoïevski qui fait toute la force du prince Mychkine, le smirénié, un mot que le français ne peut traduire que par "humilité". Or, la langue russe ne dit pas que l'humble est, selon notre étymologie latine, humilis (abaissé jusqu'à terre), il dit qu'il possède le mir, c'est-à-dire la paix, en soi. L'homme ne s'humilie pas, il est en paix; il ne perd rien; son renoncement n'est en rien négatif, il est, au contraire, signe d'accord avec l'ordre du monde.
De même le héros parle-t-il, dans le texte français, tantôt d'orgueil, et tantôt de fierté. Dostoïevski n'emploie qu'un mot unique, gordost, qui recouvre ces deux concepts. Le russe ne distingue pas entre l'orgueil, (que notre tradition nous désigne comme un péché capital) et la fierté (que le bon sens nous indique comme une nécessité). Dostoïevski joue de l'ambiguïté car, pour la conscience de la langue, formée par des siècles et des siècles de pensée orthodoxe, toute forme de fierté est un défi à Dieu. L'homme ne peut exister que dans sa soumission, dans son effacement. La véritable liberté, selon le schéma du Chervalier avare de Pouchkine mis au jour par l'Adolescent de Dostoïevski, ne peut se découvrir que dans le renoncement à sa liberté propre.
J'ai longtemps essayer de n'employer dans ma traduction que le mot "orgueil". Il m'a semblé ensuite que c'était renoncer sans raison à une richesse du français et que, invraisemblance pour invraisemblance, perte pour perte, l'essentiel était tout d'abord d'user des ressources de la langue, quitte à en avertir le lecteur. Autant valait faire dire à Loukéria (parlant de sa maîtresse) : "elle est fière" plutôt qu'un impossible "elle a de l'orgueil". Ce "elle est fière" sert d'ailleurs de point d'appui au personnage pour énoncer sa soif de domination ("Moi, n'est-ce-pas, c'est celles que je préfère, les fières...") et apparaît aussi comme un moyen de passage entre les deux idées.
André Markowicz, La Douce
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