Wednesday, October 1, 2014

Retour à Tipasa

Je m'obstinais pourtant, sans trop savoir ce que j'attendais, sinon, peut-être, le moment de retourner à Tipasa. Certes c'est une grande folie, et presque toujours châtiée, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu'on a aimé ou dont on a fortement joui à vingt. Mais j'étais averti de cette folie. Une première fois déjà, j'étais revenu à Tipasa, peu après ces années de guerre qui marquèrent pour moi la fin de la jeunesse. J'espérais, je crois, y retrouver une liberté que je ne pouvais oublier. En ce lieu, en effet, il y a plus de vingt ans, j'ai passé des matinées entières à errer parmi les ruines, à respirer les absinthes, à me chauffer contre les pierres, à découvrir les petites roses, vite effeuillées, qui survivent au printemps. À midi seulement, à l'heure où les cigales elles-mêmes se taisaient, assommées, je fuyais devant l'avide flamboiement d'une lumière qui dévorait tout. La nuit, parfois, je dormais les yeux ouverts sous un ciel ruisselant d'étoiles. Je vivais, alors. Quinze ans après, je retrouvais mes ruines, à quelques pas des premières vagues, je suivais les rues de la cité oubliée à travers des champs couverts d'arbres amers, et, sur les coteaux qui dominent la baie, je caressais encore les colonnes couleur de pain. Mais les ruines étaient maintenant entourées de barbelés et l'on ne pouvait y pénétrer que par les seuils autorisés. Il était interdit aussi, pour des raisons que, paraît-il, la morale approuve, de s'y promener la nuit ; le jour, on y rencontrait un gardien assermenté. Par hasard sans doute, ce matin-là, il pleuvait sur toute l'étendue des ruines.

Albert Camus, Retour à Tipasa, 1952

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