Pour les Grecs, le mot « liberté », eleutheria, avait désigné le résultat des guerres contre les Perses : ne pas être mis en servitude par les Orientaux. Du point de vue de Beckett, tous nos prochains sont des Perses — mais il rejette l'illusion que l'on puisse se libérer de leur despotisme, aussi souhaitable que ce fût. De la même manière que chez Schopenhauer le sujet reste enchaîné à un banc de rameur dans la galère de la volonté et n'a qu'en de très rares moments une vague idée de ce que signifierait s'en détacher, le héros de la liberté, chez Beckett, retiré en pure perte dans sa chambre, discerne l'incontournable vérité qu'il est, malgré tout, condamné à coexister avec d'autres. Et pourtant, de son point de vue, il demeure entre les hommes une différence élémentaire : tandis que la plupart sont prêts à se précipiter pleinement dans une vie inhumaine comme s'il n'y en avait pas d'autre, l'issue dans le grand refus reste ouverte à un très petit nombre — un refus qui nie plus que la seule société telle qu'elle est. Ce petit nombre passe sa vie à frotter ses chaînes les unes contre les autres. Dans le cliquetis que cela produit, il entendent le son de la liberté impossible. Ce bruit inutile sera leur vie. Ce qui montre comment Beckett se prononce en faveur de Schopenhauer en tant qu'alternative européenne au bouddhisme.
Peter Sloterdijk, Cahiers 110/111 in Les lignes et les jours.
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