Quelqu'un qui entreprend de parler de la bêtise court aujourd'hui le risque de subir quelque avanie : on peut l'accuser de prétention, ou de vouloir troubler le cours de l'évolution historique. J'ai écrit moi-même, il y a quelques années déjà : « Si la bêtise ne ressemblait pas à s'y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir et au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » C'était en 1931 ; et nul ne s'avisera de contester que le monde, depuis, n'ait vu un certain nombre de progrès et de perfectionnements ! Ainsi est-il devenu peu à peu impossible d'ajourner la question : « Qu'est-ce, au juste, que la bêtise ? » [...] Nous ne pouvons nous faire quelque idée du pouvoir, énorme autant qu'éhonté, de la bêtise sur nous, en voyant l'aimable conspiration de surprise qui accueille généralement celui qui prétend, alors qu'on lui faisait confiance, évoquer ce monstre par son nom. J'ai commencé par en faire sur moi l'expérience ; je n'ai pas tardé à en avoir la confirmation historique le jour où, parti à la recherche de prédécesseurs dans l'étude de la bêtise — dont je n'ai rencontré qu'un petit nombre d'ailleurs, les sages préférant apparemment traiter de la sagesse ! —, j'ai reçu d'un érudit de mes amis le texte d'une conférence de 1868 dont l'auteur est Jon. Ed. Erdman, élève de Hegel et professeur à Halle. Cette conférence, intitulée De la bêtise, commence en effet par évoquer les rires qui avaient salué son annonce ; et depuis je sais que même un hégélien peut y être exposé, je suis convaincu qu'il y a quelque chose de particulier dans cette attitude de l'homme envers celui qui veut traiter de la bêtise ; et la certitude d'avoir ainsi provoqué un pouvoir psychologique puissant et profondément ambigu me remplit de perplexité. Je préfère donc avouer ma faiblesse devant ce problème : c'est que j'ignore ce quelle est. Je n'ai pas découvert de théorie de la bêtise à l'aide de laquelle je pourrais entreprendre de sauver le monde ; je n'ai même pas trouvé, à l'intérieur des limites de la réserve scientifique, un seul chercheur qui en ai fait son objet, pas même le témoignage d'une unanimité qui se serait établie tant bien que mal à son sujet dans l'analyse de phénomènes analogues. Peut-être cela tient-il à mon manque d'information ; mais il est plus probable que la question : « Qu'est-ce que la bêtise ? » est aussi peu naturelle à la pensée moderne que la question : « Qu'est-ce que le beau, ou le bien, ou l’électricité ? ».
Robert Musil, De la bêtise, conférence de Vienne, 11 mars 1937.
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