Ayant tout acte en horreur, il se répète à lui-même : « Le mouvement, quelle sottise ! » Ce ne sont pas tant les événements qui l'irritent que l'idée d'y prendre part ; et il ne s'agite que pour s'en détourner. Ses ricanements ont dévasté la vie avant qu'il n'en ait épuisé la sève. C'est un Ecclésiaste de carrefour, qui puise dans l'universelle insignifiance une excuse à ses défaites. Soucieux de trouver sans importance quoi que ce soit, il y réussit aisément, les évidences étant en foule de son côté. Dans la bataille des arguments, il est toujours vainqueur, comme il est toujours vaincu dans l'action : il a "raison", il rejette tout et tout le rejette. Il a compris prématurément ce qu'il ne faut pas comprendre pour vivre et comme son talent était trop éclairé sur ses propres fonctions, il l'a gaspillé de peur qu'il ne s'écoulât dans la niaiserie d'une oeuvre. Portant l'image de ce qu'il eût pu être comme un stigmate et comme un nimbe, il rougit et se flatte de l'excellence de sa stérilité, à jamais étranger aux séductions naïves, seul affranchi parmi les ilotes du Temps. Il extrait sa liberté de l'immensité de ses inaccomplissements ; c'est un dieu infini et pitoyable qu'aucune création ne limite, qu'aucune créature n'adore, et que personne n'épargne. Le mépris qu'il a déversé sur les autres, les autres le lui rendent. Il n'expie que les actes qu'il n'a pas effectués, dont pourtant le nombre excède le calcul de son orgueil meurtri. Mais à la fin, en guise de consolation, et au bout d'une vie sans titres, il porte son inutilité comme une couronne.
« A quoi bon ? » adage du Raté, d'un complaisant de la mort... Quel stimulant lorsqu'on commence à en subir la hantise ! Car la mort, avant de trop nous y appesantir, nous enrichit, nos forces s'accroissent à son contact ; puis, elle exerce sur nous son oeuvre de destruction. L'évidence de l'inutilité de tout effort, et cette sensation de cadavre futur s'érigeant déjà dans le présent, et emplissant l'horizon du temps, finissent par engourdir nos idées, nos espoirs et nos muscles, de sorte que le surcroît d'élan suscité par la toute récente obsession, se convertit — lorsque celle-ci s'est implantée irrévocablement dans l'esprit — en une stagnation de notre vitalité. Ainsi cette obsession nous incite à devenir tout et rien. Normalement elle devrait nous mettre devant le seul choix possible : le couvent ou le cabaret. Mais, quand nous ne pouvons la fuir ni par l'éternité ni par les plaisirs, quand, harcelés au milieu de notre vie, nous sommes aussi loin du ciel que de la vulgarité, elle nous transforme en cette espèce de héros décomposés qui promettent tout et n'accomplissent rien : oisifs s'essoufflant dans le Vide, charognes verticales, dont la seule activité se réduit à penser qu'ils cesseront d'être...
Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume
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