Un visiteur assistant au Sri Lanka à des manifestations religieuses - le pèlerinage à Kataragama dans notre exemple - pourrait penser que la foi et la piété tendent à décliner dans ce pays. Dans ce lieu de dévotion, on est surpris par l'allure désinvolte de jeunes bouddhistes qui peut choquer les visiteurs non avertis (c'est aussi un sanctuaire saint pour les hindouistes). La fête et une certaine "débauche" sont présentes ; la sympathie manifestée envers le sexe opposé s'exprime franchement et des danses très suggestives sont effectuées sous l'oeil du badaud. Le Walkman rivalise avec les dernières trouvailles vestimentaires occidentales. On pourrait, a priori, qualifier ce phénomène de dégénérescence d'une pratique traditionnelle, qui se serait transmuée en recherche de plaisir et en divertissement sous des prétextes religieux. Au demeurant, cette situation caractérise aussi, à des degrés divers, d'autres pèlerinages tels que celui de Lourdes. (La Réforme a longtemps dénoncé ces pratiques dans lesquelles elle voyait des reliquats de paganisme.).
Les journalistes sri lankais dénoncent eux aussi ces comportements qu'ils considèrent comme une dégradation et une déliquescence manifestes de la foi. Ils s'offusquent, reprenant à leur compte la connotation de frivolité évoquée par le terme de tourisme, et attribuent cette "déviance" au développement effréné du tourisme de masse dans leur pays. [...]
Cependant, en changeant d'angle d'approche, on peut à juste titre inscrire ces faits dans une dynamique interne à la tradition du pèlerinage au Sri Lanka.
Ces comportements, répréhensibles à première vue, prennent une tout autre signification dès qu'on les appréhende selon une perspective historique. En effet, les traditions de pèlerinage montrent, entre autres faits, qu'au-delà des innovations comportementales observées (Walkman, jeans et apparence occidentale) les jeunes Sri Lankais de confession bouddhiste ont repris à leur compte un style de pèlerinage hindouiste assez ancien, qu'ils actualisent et s'approprient à leur façon. [...]
Le style de pèlerinage hindouiste, emprunté ainsi par les bouddhistes, est adressé à Murukan, dieu hindouiste, fils de Shiva, un dieu bien accommodant comme nous allons le voir. Ce dieu a la particularité de n'exiger de ses adeptes qu'une dévotion infaillible, les comportements profanes de ses adeptes, en termes de bien ou de mal, lui important peu. Il est perçu comme un père inconditionnellement aimant et prêt à tout pour ses enfants, quels que soient leurs mérites, pour peu qu'ils sentent en eux une foi sincère à son égard. Cette divinité assure de sa grâce toute personne, quels que soient sa caste, son sexe ou son origine, ou ses faits et méfaits, contredisant ainsi le système des castes hindouistes. Les jeunes Sri Lankais bouddhistes furent attirés par ce dieu aux qualités a-morales. Il est perçu comme violent, brutal, n'ayant aucun scrupule, rusé, et n'hésitant pas à se battre pour le bien dans ce monde impur de la modernité. Bref, il apparaît comme un allié sûr pour ces jeunes plongés dans l'incertitude de la vie moderne (chômage, absence de perspectives d'avenir, corruption et passe-droits divers - bref, le quotidien d'un pays du tiers-monde). Appelé Skanda par les bouddhistes ou Makaruna par les hindouistes, ce dieu incarne la modernité dans l'esprit des jeunes Sri Lankais, qui voient en lui un recours et une divinité fidèle qui les suit dans leurs pérégrinations au sein du monde actuel. Plus qu'un phénomène d'acculturation ou un rejet des traditions, que le tourisme provoquerait, ce pèlerinage donne l'exemple d'une continuité et d'une capacité d'intégration et de réinterprétation de la tradition en termes modernes [...].
Les journalistes sri lankais dénoncent eux aussi ces comportements qu'ils considèrent comme une dégradation et une déliquescence manifestes de la foi. Ils s'offusquent, reprenant à leur compte la connotation de frivolité évoquée par le terme de tourisme, et attribuent cette "déviance" au développement effréné du tourisme de masse dans leur pays. [...]
Cependant, en changeant d'angle d'approche, on peut à juste titre inscrire ces faits dans une dynamique interne à la tradition du pèlerinage au Sri Lanka.
Ces comportements, répréhensibles à première vue, prennent une tout autre signification dès qu'on les appréhende selon une perspective historique. En effet, les traditions de pèlerinage montrent, entre autres faits, qu'au-delà des innovations comportementales observées (Walkman, jeans et apparence occidentale) les jeunes Sri Lankais de confession bouddhiste ont repris à leur compte un style de pèlerinage hindouiste assez ancien, qu'ils actualisent et s'approprient à leur façon. [...]
Le style de pèlerinage hindouiste, emprunté ainsi par les bouddhistes, est adressé à Murukan, dieu hindouiste, fils de Shiva, un dieu bien accommodant comme nous allons le voir. Ce dieu a la particularité de n'exiger de ses adeptes qu'une dévotion infaillible, les comportements profanes de ses adeptes, en termes de bien ou de mal, lui important peu. Il est perçu comme un père inconditionnellement aimant et prêt à tout pour ses enfants, quels que soient leurs mérites, pour peu qu'ils sentent en eux une foi sincère à son égard. Cette divinité assure de sa grâce toute personne, quels que soient sa caste, son sexe ou son origine, ou ses faits et méfaits, contredisant ainsi le système des castes hindouistes. Les jeunes Sri Lankais bouddhistes furent attirés par ce dieu aux qualités a-morales. Il est perçu comme violent, brutal, n'ayant aucun scrupule, rusé, et n'hésitant pas à se battre pour le bien dans ce monde impur de la modernité. Bref, il apparaît comme un allié sûr pour ces jeunes plongés dans l'incertitude de la vie moderne (chômage, absence de perspectives d'avenir, corruption et passe-droits divers - bref, le quotidien d'un pays du tiers-monde). Appelé Skanda par les bouddhistes ou Makaruna par les hindouistes, ce dieu incarne la modernité dans l'esprit des jeunes Sri Lankais, qui voient en lui un recours et une divinité fidèle qui les suit dans leurs pérégrinations au sein du monde actuel. Plus qu'un phénomène d'acculturation ou un rejet des traditions, que le tourisme provoquerait, ce pèlerinage donne l'exemple d'une continuité et d'une capacité d'intégration et de réinterprétation de la tradition en termes modernes [...].
Rachid Amirou
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