Wednesday, December 14, 2011

Le jugement du critique d’art

Depuis la Renaissance, c'est-à-dire depuis la fondation de l’Académie des arts du dessin par Cosme 1er, en 1563, les peintres lettrés, détenteurs d’un art libéral et non mécanique, avaient le privilège et l’exclusivité du discours sur leur art. L’Académie royale de peinture et de sculpture, fondée en 1648, en partie sur le modèle de la première, reçoit la mission de défendre et d ’illustrer l’art de peindre, de promouvoir son enseignement comme sa théorie, les Académiciens étant tenus « de faire tous les mois expliquer un des meilleurs tableaux du cabinet du roi par le professeur en exercice, en présence de l’assemblée » (instruction dictée par Colbert en janvier 1767). Ces « conférences » académiques constituent, dans la seconde moitié du XVIIe siècle le véritable creuset où s’élabore la théorie de la peinture « classique ». Seule maître en son art, l'Académie (non le critique, personnage encore inexistant) est donc supposée d'en commenter les œuvres, en s’aidant il est vrai d’un exemple, mais à la condition d’en induire des règles générales. Le commentaire du tableau, exercice très français, permettait d’éviter les considérations incertaines auxquelles les académiciens italiens, invités à disserter sur la beauté et sur la grâce, étaient davantage exposés. Il était pourtant convenu que ces considérations devaient déboucher sur une théorie, c'est-à-dire sur l’énoncé de principes généraux.
Il était en outre convenu que les académiciens, tous les deux ans d’abord, en fait de façon plutôt irrégulière, exposassent leurs œuvres publiquement, de façon à ce que chacun puisse voir l’excellence du métier de ceux que Sa Majesté avait choisis pour orner ses palais. L’exposition ayant lieu généralement dans le Salon Carré du Louvre, prend alors le nom abrégé de « Salon ». Le développement considérable de cette institution sous le règne de Louis XV, puis de Louis XVI, va jouer un rôle central, et durable, pour la formation du goût dans le domaine de la peinture. C'est alors qu'apparaît le critique, qui commente, non en expert, ni en homme de métier, mais en homme de goût, les tableaux exposés, et oriente le visiteur dans le disparate de l'accrochage. Diderot est le premier grand maître du genre. Après la révolution, qui ouvre les portes du Salon à tous les artistes académiciens ou non (décret du 21 août 1791), un jury, pour éviter l’accumulation excessive des œuvres qui se détruiraient l’une l’autre, opère une sélection parmi les peintres candidats. Le choix du jury, évidemment conservateur et attaché à l’excellence du métier plus qu’à l’originalité de l’invention, sera bien vite contesté. C’est précisément pour répondre à ces critiques que Napoléon III, en 1863, souhaitant que le public puisse juger par lui-même, autorise un « Salon des Refusés » où Manet expose son Déjeuner sur l’herbe. Par la suite le Salon dit « officiel » perdra de son importance, la création véritable s’exilant dans des ateliers privés (Manet exposera ses toiles refusées dans son atelier, qu’il ouvrira au public, et la première exposition impressionniste se tient dans l’atelier du grand photographe Nadar, ami de Baudelaire, en 1874) ou dans des galeries, qui s’imposeront rapidement comme les centres nerveux de l’art vivant, telle la galerie de Paul Durand-Ruel qui organise en 1877 une importante exposition du groupe impressionniste. C’est ainsi que l’art, d’abord sujet de conférences de la part de l’expert académicien, devient au XVIII-XIXe siècles l’objet d’une exposition publique où s’exerce le jugement du critique d’art, avant de se réfugier chez les marchands, qui en assurent la promotion.

Jacques Darriulat, Beaudelaire, Le Peintre de la vie moderne

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