27 mars 1852
Chère mère,
Jeanne est devenue un obstacle non seulement à mon bonheur, ceci serait peu de chose ; moi aussi je sais sacrifier mes plaisirs, et je l’ai prouvé ; mais encore au perfectionnement de mon esprit. Les neuf mois qui viennent de s’écouler sont une expérience décisive. Jamais les grands devoirs que j’ai à accomplir, paiement de mes dettes, la conquête de mes titres de fortune, l’acquisition de la liberté, le soulagement aux douleurs que je t’ai causées, ne se pourront accomplir dans de pareilles conditions. Jadis elle avait quelques qualités, mais elle les a perdues, et moi j’ai gagné en clairvoyance. VIVRE AVEC UN ÊTRE qui ne vous sait aucun gré de vos efforts, qui les contrarie par une maladresse ou une méchanceté permanente, qui ne vous considère que comme son domestique et sa propriété, avec qui il est impossible d’échanger une parole politique ou littéraire, une créature qui ne veut rien apprendre, quoique vous lui ayez proposé de lui donner vous-même des leçons, une créature qui ne m’admire pas, et qui ne s’intéresse même pas à mes études, qui jetterait mes manuscrits au feu si cela lui rapportait plus d’argent que de les laisser publier, qui renvoie mon chat qui était ma seule distraction au logis, et qui introduit des chiens, parce que la VUE des chiens me fait mal, qui ne sait pas, ou qui ne veut pas comprendre qu’être très avare, pendant un UN mois seulement, me permettrait, grâce à ce repos momentané, de finir un gros livre, enfin est-ce possible ? Est-ce possible ? J’ai des larmes de honte et de rage dans les yeux en t’écrivant ceci ; en vérité je suis enchanté qu’il n’y ait aucune arme chez moi ; je pense au cas où je lui [ai] ouvert la tête avec une console. Voilà ce que j’ai trouvé là où il y a dix mois encore je croyais trouver soulagement et repos.
Charles Baudelaire, Correspondance
Chère mère,
Jeanne est devenue un obstacle non seulement à mon bonheur, ceci serait peu de chose ; moi aussi je sais sacrifier mes plaisirs, et je l’ai prouvé ; mais encore au perfectionnement de mon esprit. Les neuf mois qui viennent de s’écouler sont une expérience décisive. Jamais les grands devoirs que j’ai à accomplir, paiement de mes dettes, la conquête de mes titres de fortune, l’acquisition de la liberté, le soulagement aux douleurs que je t’ai causées, ne se pourront accomplir dans de pareilles conditions. Jadis elle avait quelques qualités, mais elle les a perdues, et moi j’ai gagné en clairvoyance. VIVRE AVEC UN ÊTRE qui ne vous sait aucun gré de vos efforts, qui les contrarie par une maladresse ou une méchanceté permanente, qui ne vous considère que comme son domestique et sa propriété, avec qui il est impossible d’échanger une parole politique ou littéraire, une créature qui ne veut rien apprendre, quoique vous lui ayez proposé de lui donner vous-même des leçons, une créature qui ne m’admire pas, et qui ne s’intéresse même pas à mes études, qui jetterait mes manuscrits au feu si cela lui rapportait plus d’argent que de les laisser publier, qui renvoie mon chat qui était ma seule distraction au logis, et qui introduit des chiens, parce que la VUE des chiens me fait mal, qui ne sait pas, ou qui ne veut pas comprendre qu’être très avare, pendant un UN mois seulement, me permettrait, grâce à ce repos momentané, de finir un gros livre, enfin est-ce possible ? Est-ce possible ? J’ai des larmes de honte et de rage dans les yeux en t’écrivant ceci ; en vérité je suis enchanté qu’il n’y ait aucune arme chez moi ; je pense au cas où je lui [ai] ouvert la tête avec une console. Voilà ce que j’ai trouvé là où il y a dix mois encore je croyais trouver soulagement et repos.
Charles Baudelaire, Correspondance
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