Saturday, January 21, 2012

L’expression « (formellement) libre »

La clé de la théorie wébérienne du capitalisme est donnée dans cette parenthèse : « (formellement) libre ». L’idée de fond de L’Éthique protestante - qui justifie le choix d’écarter le modèle du pur capitalisme de spéculateurs comme forme moderne du capitalisme - est que la grande invention du capitalisme « rationalisé » est d’avoir transféré, ou de tendre à transférer la contrainte d’exploitation au niveau du travailleur lui-même, jusqu’à ce qu’il devienne le premier promoteur de sa propre productivité. Au capitalisme « irrationnel », celui de la rapine guerrière ou de l’exploitation extensive d’une main-d’œuvre d’esclaves, s’oppose, à terme, la « rationalité » d’un capitalisme « (formellement) pacifique », fondé, lui, sur l’apparente liberté du salarié qui ne travaille pas sous la trique mais « de son plein gré ». L’expression « (formellement) libre » doit être prise au pied de la lettre : elle signifie que le capitalisme rationnel promeut un type de travail qui est exercé dans des conditions juridiquement libres. La seule contrainte et la seule violence désormais admises sont la contrainte et la violence économiques. Le travail libre est d’abord, comme Weber l’explique dans Histoire économique, celui de « personnes qui sont non seulement dans la position juridique mais encore dans la nécessité économique de vendre librement leur force de travail sur le marché ». La spécificité du capitalisme moderne ne réside pas dans cet exercice d’une contrainte économique, dont il n’a pas le monopole, mais dans le fait que cette violence économique est intériorisée et tend à faire de chaque individu son propre patron, quelle que soit par ailleurs la taille de la structure dans laquelle il engage sa force de travail.

Isabelle Kalinowski, Le capitalisme & son « éthique » : une lecture de Max Weber

No comments:

Post a Comment