Friday, December 6, 2013

Jeanne est devenue un obstacle

27 mars 1852

Chère mère,

Jeanne est devenue un obstacle non seulement à mon bonheur, ceci serait peu de chose ; moi aussi je sais sacrifier mes plaisirs, et je l’ai prouvé ; mais encore au perfectionnement de mon esprit. Les neuf mois qui viennent de s’écouler sont une expérience décisive. Jamais les grands devoirs que j’ai à accomplir, paiement de mes dettes, la conquête de mes titres de fortune, l’acquisition de la liberté, le soulagement aux douleurs que je t’ai causées, ne se pourront accomplir dans de pareilles conditions. Jadis elle avait quelques qualités, mais elle les a perdues, et moi j’ai gagné en clairvoyance. VIVRE AVEC UN ÊTRE qui ne vous sait aucun gré de vos efforts, qui les contrarie par une maladresse ou une méchanceté permanente, qui ne vous considère que comme son domestique et sa propriété, avec qui il est impossible d’échanger une parole politique ou littéraire, une créature qui ne veut rien apprendre, quoique vous lui ayez proposé de lui donner vous-même des leçons, une créature qui ne m’admire pas, et qui ne s’intéresse même pas à mes études, qui jetterait mes manuscrits au feu si cela lui rapportait plus d’argent que de les laisser publier, qui renvoie mon chat qui était ma seule distraction au logis, et qui introduit des chiens, parce que la VUE des chiens me fait mal, qui ne sait pas, ou qui ne veut pas comprendre qu’être très avare, pendant un UN mois seulement, me permettrait, grâce à ce repos momentané, de finir un gros livre, enfin est-ce possible ? Est-ce possible ? J’ai des larmes de honte et de rage dans les yeux en t’écrivant ceci ; en vérité je suis enchanté qu’il n’y ait aucune arme chez moi ; je pense au cas où je lui [ai] ouvert la tête avec une console. Voilà ce que j’ai trouvé là où il y a dix mois encore je croyais trouver soulagement et repos.

Charles Baudelaire
, Correspondance

Tuesday, September 3, 2013

Bill Owens | Suburbia

Hétérotopies

Il y a, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu'entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c'est une utopie, puisque c'est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent - utopie du miroir. Mais c'est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l'autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis ; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument irréelle, puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas.

Michel Foucault, Dits et écrits 1984 , Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984

Friday, August 30, 2013

Tuesday, August 13, 2013

Inégalités insupportables

Une société où l'économique domine le politique (et dans l'économique, la compétition donc le calcul et l'appétit du gain, ce qui est la définition même d'une économie de marché) est une société qui crée des inégalités insupportables.

Paul Ricoeur

Tuesday, June 25, 2013

Être au bout du rouleau

ROULEAU - Être au bout du rouleau, de son rouleau. Le "rouleau", anciennement le "rollet", c'est le volume (volumen) au sens antique, enroulé et non feuilleté comme le livre moderne. Une croyance universellement répandue veut que les destins réservés à chacun soient inscrits à l'avance sur un rouleau. Les musulmans disent d'un événement imprévu et désastreux : "C'était écrit." "Être au bout de son rouleau", c'est parvenir au moment où, toutes les chances de réussite ayant été épuisées, il ne reste plus à attendre que l'impuissance et l'échec. Dans un sens moins fataliste, c'est avoir épuisé tous ses arguments, toutes ses ressources, et se retrouver désarmé.

Marc Fumaroli, Le livre des métaphores

Monday, June 24, 2013

L'intuition du joueur d'échecs

Il est courant dans les milieux échiquéens de dire de certains grands joueurs, comme Garry Kasparov, qu’ils sont « intuitifs ». Qu’est-ce que cela signifie ? D'une part, qu’il leur arrive de jouer certains coups presque machinalement, qu’il leur arrive de « voir le jeu » d’un seul coup d’œil et de percevoir si tel ou tel coup va les mener dans une impasse. D'autre part, cela suppose aussi de sortir parfois des sentiers battus pour oser des solutions inattendues.

Voilà plusieurs décennies que des chercheurs ont commencé à s’intéresser à la psychologie du joueur d’échecs afin de décrypter les arcanes de cette fameuse « intuition » des joueurs. Les travaux pionniers en la matière sont ceux du chercheur néerlandais Adriaan de Groot, d’Herbert Simon et de William Chase. Leurs études convergent vers l’idée que l’expertise aux échecs repose sur l’apprentissage de patterns (situations typiques), qui permettent à un joueur de repérer rapidement des configurations qu’il a explorées maintes fois et dont il connaît les évolutions possibles. Ces patterns, appelés « chunks », sont comme les constellations d’étoiles : elles apparaissent au premier coup d’œil au regard de l’expert. Par exemple, la position caractéristique de deux ou trois pièces comme celle du « roi roqué » est un chunk. Les grands maîtres ne diffèrent pas forcément des amateurs dans leur puissance de concentration et d’anticipation, mais plutôt dans la capacité à mobiliser un grand nombre de configurations connues avec leurs évolutions stratégiques possibles.

À partir des années 1990, les modèles explicatifs se sont multipliés et affinés sans remettre en cause fondamentalement la théorie des chunks. Fernand Gobet, professeur à l’université de Brunel (Londres) qui a travaillé à la fois avec H. Simon et A. de Groot, a proposé un modèle plus spécifique : celui des « chablons » (ou templates).

En plus des chunks, les templates (que l’on peut traduire par modèle ou patron) reflètent une situation de jeu plus large (avec son histoire et son évolution possible). Un template est donc un schéma plus général et abstrait, susceptible de contenir des chunks différents. Pour comprendre la différence entre ces deux notions, imaginons un menu de restaurant. Un menu correspond à une formule générale (entrée + plat + dessert). C’est l’équivalent du template (un schéma simplifié à qui l’on peut ou non soustraire un plat, rajouter des éléments : boisson, épices)… À l’intérieur du menu, le plat de résistance peut être viande ou poisson. Si c’est poisson, c’est saumon ou lotte, on peut y rajouter ou non de la sauce ou des épices.

Le chablon ou template est plus restreint qu’une stratégie générale de jeu (qui correspond aux menus chinois, de pizzeria ou de McDo), mais plus général qu’un menu précis. C’est une formule avec ses variantes.

Pour F. Gobet, l’intuition du joueur d’échecs s’appuie sur la mobilisation de schémas mentaux (chunks, templates, stratégies) qui s’emboîtent les uns dans les autres, deviennent familiers et permettent d’évoluer avec plus d’aisance dans le jeu que les amateurs. Cette connaissance cristallisée finit par donner l’illusion d’une pensée non réfléchie : une « intuition ».

Pour A. de Groot et F. Gobet, l’intuition aux échecs permet de limiter le nombre de possibilités envisageables de deux manières : en repérant rapidement les éléments clés d’une position d’une part ; d’autre part, « en permettant de prendre des “raccourcis” dans l’analyse des variantes et l’évaluation des positions ».

Jean-François Dortier

Thursday, May 23, 2013

Le photographe dévot

De fait, le photographe dévot trouve toujours une définition minimale de ses ambitions dans le refus des objets rituels de la photographie commune. Si l’on sait que l’appareil photographique est presque toujours un bien indivis, utilisé indifféremment par l’un ou l’autre des membres du groupe pour des usages communs, on voit que l’emploi autonome de l’appareil prend le sens d’une rupture d’indivision : rejeter la photographie familiale, c’est sinon refuser valeur à la famille, du moins refuser une des valeurs familiales en refusant de servir le culte familial. Et la conduite du fanatique qui se fait prier pour faire une photographie des enfants alors qu’il passe des heures dans le secret de son laboratoire s’oppose à celle du photographe qui sacrifice solennellement et publiquement au culte familial comme, selon les sociologues, la magie s’oppose à la religion.

Pierre Bourdieu, Un art moyen, 1965

Tuesday, May 14, 2013

Ce qui est en jeu dans la modernité économique

Ce qui est en jeu dans la modernité économique, c’est tout simplement le remplacement du pilotage thymotique des affects (qui n’a que l’apparence de l’archaïsme), en même temps que ses aspects incompatibles avec le marché (qui n’ont que l’apparence de l’irrationnel), par la psychopolitique, plus conforme à l’époque, de l’imitation du désir et de la culpabilité calculatrice. Cette métamorphose ne peut être obtenue sans une profonde dépolitisation des populations — et, liée à celle-ci : sans la perte progressive du langage au profit de l’image et du chiffre . Les partis de la gauche classique, notamment, dans la mesure où ils sont en soi des banques de colère et de dissidence, ne peuvent, dans ce nouveau climat, se faire remarquer que comme des reliques dysfonctionnelles. Ils sont condamnés à lutter, avec des discours laids, contre les images de belles personnes et des tableaux de chiffres durs — entreprise vouée à l’échec. En revanche, comme des poissons dans l’eau, les social démocraties du type New Labour évoluent dans l’élément de l’érotisme capitaliste — elles ont abdiqué leur rôle de partis de la fierté et de la colère, et pris le virage menant vers la primauté des appétits.

Peter Sloterdijk

Psaume 58

1 Au maître de chant. Ne détruis pas. Hymne de David.
2 Est-ce donc en restant muets que vous rendez la justice ? Est-ce selon le droit que vous jugez, fils des hommes ?
3 Non : au fond du cœur vous tramez vos desseins iniques, dans le pays vous vendez au poids la violence de vos mains.
4 Les méchants sont pervertis dès le sein maternel, dès leur naissance, les fourbes se sont égarés.
5 Leur venin est semblable au venin du serpent, de la vipère sourde qui ferme ses oreilles,
6 et n'entend pas la voix de l'enchanteur, du charmeur habile dans son art.
7 Ô Dieu brise leurs dents dans leur bouche ; Yahweh, arrache les mâchoires des lionceaux !
8 Qu'ils se dissipent comme le torrent qui s'écoule ! S'ils ajustent des flèches, qu'elles s'émoussent !
9 Qu'ils soient comme la limace qui va en se fondant ! Comme l'avorton d'une femme, qu'ils ne voient point le soleil !
10 Avant que vos chaudières sentent l'épine, verte ou enflammée, l'ouragan l'emportera.
11 Le juste sera dans la joie, à la vue de la vengeance, il baignera ses pieds dans le sang des méchants.
12 Et l'on dira : « Oui, il y a une récompense pour le juste ;
13 Oui, il y a un Dieu qui exerce le jugement sur la terre. »

Sunday, April 28, 2013

Mark Maggiori - Diamonds - Nettie



La culture de l'égoïsme

Cornelius Castoriadis — Pour moi, ce qui a été dit a une implication très claire. « Au jour le jour », pour reprendre cette expression très juste, c’est ce que j’appelle l’absence de projet. Et cela s’applique à la société comme à l’individu : il y a trente ou soixante ans, les gens de gauche vous parlaient du Grand Soir, les gens de droite du progrès indéfini, etc. Aujourd’hui, personne n’ose plus exprimer un projet ambitieux, ni même à peu près raisonnable, qui aille au-delà du budget ou des prochaines élections. Il y a donc un horizon de temps. De ce point de vue, on peut dire que le terme de « survie » est critiquable parce que, évidemment, chacun pense à sa retraite, et aussi à ses enfants, à leur éducation, comment leur faire avoir un diplôme universitaire ou professionnel, etc. ; mais cet horizon de temps est privé. Personne n’est partie prenante d’un horizon de temps public. De même, personne – là encore, avec toutes les nuances requises – n’est partie prenante d’un espace public. Bien sûr, nous le sommes tous, mais prenez la place de la Concorde ou Piccadilly Circus, ou encore, je ne sais pas, New York aux heures d’embouteillage : vous avez un million d’individus noyés dans un océan de choses sociales, ce sont des êtres sociaux, dans un lieu social, et ils sont complètement isolés, ils se détestent les uns les autres, et s’ils avaient le pouvoir de désintégrer les autos qui sont devant eux, ils le feraient ! C’est de cela que nous parlons : aujourd’hui, l’espace public, c’est quoi ? Il est plus que jamais présent. Pour être précis, il est dans chaque foyer avec la télévision, mais de quoi s’agit-il au juste ?

Michael Ignatieff
— C’est un espace vide.

Cornelius Castoriadis
— Il est vide, ou en un sens c’est encore pire. C’est un espace public pratiquement réservé à la publicité, à la pornographie – et je ne parle pas que de pornographie au sens strict, il y a des philosophes qui sont des pornographes…

Cornelius Castoriadis, La culture de l'égoïsme

Thursday, March 14, 2013

Les photos qui “veulent faire de l’art”

La photographie n’appartient pas plus que la typographie à l’histoire de l’art. Avec la typographie, on peut imprimer des poèmes, des journaux, des brochures publicitaires ou des étiquettes de haricots ; il en est de même avec la photographie.
Bien sûr, tous ceux qui font des photos sont immergés dans une culture visuelle dans laquelle l’histoire de l’art a injecté des archétypes puissants, des idées, des stéréotypes, des traditions, lesquelles, peut-être, orientent inconsciemment notre regard, même lorsque nous prenons des photos souvenirs lors d’une communion.
Mais pour faire de l’art il est nécessaire de vouloir faire de l’art, c’est le kunstwollen. Les soi-disant “artistes involontaires” ne sont que des fabricants d’objets que l’artiste trouve et désigne comme de l’art. Et les photos qui “veulent faire de l’art”, dans le monde de la photographie, sont une minorité infime, numériquement insignifiante, parmi celles – des milliards – qui sont produites chaque jour avec des finalités, des fonctions et des intentions différentes.

Michele Smargiassi, journaliste et blogueur.

Sunday, February 17, 2013

Beaucoup de limites

Il existe dans le monde animal un grand nombre de structures différentes. Entre le protozoaire, la mouche, l’abeille, le chien, le cheval, les limites se multiplient, notamment dans l’organisation « symbolique », dans le chiffrage ou la pratique des signes. Si je m’inquiète d’une frontière entre deux espaces homogènes, d’un côté l’homme et de l’autre l’animal, ce n’est pas pour prétendre, bêtement, qu’il n’y as pas de limite entre les « animaux » et l’« homme », c’est parce que je soutiens qu’il y a plus d’une limite : beaucoup de limites. Il n’y a pas une opposition entre l’homme et le non-homme, il y a entre les différentes structures d’organisation du vivant beaucoup de fractures, d’hétérogénéités, de structures différentielles.

Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi demain

Thursday, February 14, 2013

Un vrai lecteur de romans

Un vrai lecteur de romans, c'est un adulte qui lit, disons, deux ou trois heures le soir, et cela, trois ou quatre fois dans la semaine. Au bout de deux à trois semaines, il a terminé son livre. Un vrai lecteur n'est pas le genre de personne qui lit de temps en temps, par tranches d'une demi-heure, puis met son livre de côté pour y revenir huit jours plus tard sur la plage. Quand ils lisent, les vrais lecteurs ne se laissent pas distraire par autre chose. Ils mettent les enfants au lit, et ils se mettent à lire. Ils ne tombent pas dans le piège de la télévision, et ils ne s'arrêtent pas toutes les cinq minutes pour faire des achats sur le Net ou parler au téléphone. Mais c'est indiscutable, le nombre de ces gens qui prennent la lecture au sérieux baisse très rapidement. En Amérique, en tous cas, c'est certain.

Les causes de cette désaffection ne se limitent pas à la multitude de distractions de la vie d'aujourd'hui. On est obligé de reconnaître l'immense succès des écrans de toutes sortes. La lecture, sérieuse ou frivole, n'a pas l'ombre d'une chance en face des écrans : d'abord l'écran de cinéma, puis l'écran de télévision, et aujourd'hui l'écran d'ordinateur, qui prolifère : un dans la poche, un sur le bureau, un dans la main, et bientôt, on s'en fera greffer un entre les deux yeux. Pourquoi la vraie lecture n'a-t- elle aucune chance ? Parce que la gratification que reçoit l'individu qui regarde un écran est bien plus immédiate, plus palpable et terriblement prenante. Hélas, l'écran ne se contente pas d'être extraordinairement utile, il est aussi très amusant. Et que pourrions-nous trouver de mieux que de nous amuser ? La lecture sérieuse n'a jamais connu d'âge d'or en Amérique, mais personnellement, je ne me souviens pas d'avoir connu d'époque aussi lamentable pour les livres – avec la focalisation et la concentration ininterrompue que la lecture exige. Et demain, ce sera pire, et encore pire après-demain. Je peux vous prédire que dans trente ans, sinon avant, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. C'est triste, mais le nombre de personnes qui tirent de la lecture plaisir et stimulation intellectuelle ne cesse de diminuer.

Philip Roth
, Le Monde.fr | 14.02.2013

Sunday, February 10, 2013

Thursday, January 31, 2013

Le risque zéro

Quand il ne fait pas de ski à travers Paris, Homo Festivus va se promener en moyenne montagne avec ses raquettes ; et déclenche une coulée de neige qui, dans un bruit de cauchemar, dégringole pour l’engloutir. Ou bien il participe, dans un petit port de pêche quelconque, à une Fête de la mer qui se termine en naufrage. Lorsque ce n’est pas son camping qui se retrouve noyé sous un torrent de boue.

Toutes ces horreurs n’ont rien de drôle. Mais ce qui est singulier, c’est l’air de stupéfaction infinie, c’est l’expression de douloureuse surprise d’Homo festivus chaque fois que la Nature lui joue un de ses tours. La montagne serait méchante ? L’océan dangereux ? Les rivières peuvent grossir jusqu’à devenir des fleuves mortels ? Même la recherche systématique des responsabilités, les mises en examen, la traque des coupables, ne consoleront jamais Homo festivus de ce genre de trahison. Il n’y a qu’à voir, chaque hiver, lors de l’habituelle « vague de froid », qui se débrouille en général pour coïncider avec les vacances de février, tous ces gens bloqués sur les autoroutes, naufragés, coincés dans les trains arrêtés, et stigmatisant la négligence des autorités, pour comprendre qu’en fait, derrière toutes ces accusations, c’est la pensée magique qui est de retour, avec l’ère hyperfestive, même si les termes dans lesquels elle s’exprime ont un peu changé. On ne danse plus pour faire tomber la pluie ou la convaincre de cesser, mais on cherche les responsables s’il y a du verglas ; et on les lyncherait volontiers si on les avait sous la main.

Depuis que le concret n’existe plus, les décors naturels, devenus terrains de jeux, se sont rapprochés vertigineusement des Idées platoniciennes. On exige d’eux, en plus, la même transparence que des affaires de l’état et de la vie privée des vedettes en vue. Homo festivus croit dur comme fer que la montagne ou l’océan sont synonymes du mot bonheur ; qu’ils n’ont été inventés que pour servir d’écrin à la perfection de son divertissement. Le moindre accident, dans ces conditions, devient un scandale ; et un coup de canif dans le contrat festif. Que la montagne ou la mer rappellent, de temps en temps, leur existence indépendante de la vision hyperfestive est une sorte de crime. Comme tous les enfants, Homo festivus prend son désir pour une réalité qui n’existe plus. Il ne veut pas envisager que la Nature puisse être tortueuse, vicieuse, compliquée. Sa puérile religion est censée l’assurer contre le hasard et les accidents, ces résurgences d’Ancien Régime, ces spectres d’un temps où l’on n’avait pas encore inventé le risque zéro.

Philippe Muray, Après l’histoire

Thursday, January 24, 2013

L’Art du roman

Examinons un moment un esprit ordinaire, au cours d’un jour ordinaire. L’esprit reçoit des myriades d’impressions, banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l’acuité de l’acier. De toutes parts elles arrivent – une pluie sans fin d’innombrables atomes ; et tandis qu’ils tombent, qu’ils s’incarnent dans la vie de lundi ou de mardi, l’accent ne se marque plus au même endroit ; hier l’instant important se situait là, pas ici ; de sorte que si l’écrivain était un homme libre et pas un esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il veut écrire et non pas ce qu’il doit écrire, s’il pouvait fonder son ouvrage sur son propre sentiment et non pas sur la convention, il n’y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d’amour ni catastrophe au sens convenu de ces mots.

La vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état d’être conscient. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer, en y mêlant aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur ? Nous ne plaidons pas ici simplement pour le courage et la sincérité ; nous suggérons que la substance propre du roman est un peu différente que ce que la coutume nous le ferait croire.

De toute manière, le problème qui se pose au romancier d’aujourd’hui, et qui se posait sans doute aussi au romancier du passé, c’est d’inventer les moyens d’exprimer librement ce qu’il veut exprimer.

Sans le flot des innombrables possibilités de l’art romanesque, nous nous rappelons que l’horizon est sans limite et que rien, ni « méthode » ni expérimentation, même de ce qu’il y a de plus extravagant n’est interdit, mais seulement l’insincérité et le faux-semblant. La « substance propre du roman » n’existe pas. Tout est la substance propre du roman, tout sentiment, toute pensée ; toute qualité de l’intellect ou de l’âme nous sert ; nulle perception n’est à écarter. Et si nous pouvions imaginer l’art du roman prenant vie et debout parmi nous, il nous inviterait sans nul doute à le malmener et à le détruire autant qu’à l’honorer et à l’aimer, car c’est ainsi que se renouvelle sa jeunesse et qu’est assurée sa souveraineté.

Un romancier (…) essaie de faire quelque chose d’aussi construit et équilibré qu’une maison ; mais les mots sont plus impalpables que les briques ; lire est une opération plus longue et plus compliquée que voir. Le moyen le plus rapide de comprendre ce que sont les matériaux du romancier, c’est peut-être non pas de lire mais d’écrire ; de faire votre propre expérience des dangers et des difficultés des mots. (…) Quand vous essayez de reconstruire avec des mots quelque événement qu’a laissé sur vous une impression distincte, vous constatez qu’il se brise en mille impressions qui se heurtent. Certaines doivent être atténuées, d’autres accentuées ; ce qui probablement vous fera perdre toute prise sur l’émotion elle-même. Alors, laissez vos pages gribouillées, brouillonnées, pour le premier chapitre de quelque grand romancier.

Virginia Woolf, L’Art du roman

Monday, January 21, 2013

Un boy de Sartre


Il est difficile de prononcer aujourd'hui ce nom Sartre, sans que soit aussitôt convoquée une image publique écrasante. En 1941, nous n'étions pas légion à savoir, d'une certitude absolue, qu'il était Sartre. À quoi tient ce sentiment d'évidence ? C'est un roc, il ne tient qu'à lui-même. Il ne cherche pas à se transmettre, il ne souhaite pas se justifier, il prendrait plutôt, aux yeux des autres, la forme d'un secret : on est quelques-uns à savoir, à posséder cette évidence mais, même entre ceux qui savent, on n'en fait pas état. Poussés dans nos retranchements, contraints de fournir des preuves, nous n'aurions pu, l'air mauvais, qu'invoquer l'argument ontologique, mais à l'envers : Sartre existe, donc il est ! J'avais aimé, je l'ai dit, certains de mes professeurs mais, à quelques signes, je reconnaissais que cet amour tenait tout entier à la situation, était déposé en elle et se volatiliserait hors d'elle, hors du monde clos du lycée : c'était le lycée mon objet d'amour, les profs n'en étaient que les émanations. Un phénomène analogue se produisait avec ces passions brèves qui me venaient pour des rencontres de vacances et qui s'effaçaient avec le retour à Paris. Une fois dissoute la "bande", envolées les amours des plages !

Je ne voyais pas en Sartre un professeur, je ne le limitais pas à une fonction, il ne renvoyait qu'à lui. Tous les mots – respect, admiration, fascination – seraient ici impropres. Pourtant j'en fis bien quelque chose comme mon dieu.

C'est d'abord que je trouvais entre ce que disait Sartre et sa personne un accord total. Pendant plusieurs semaines il nous exposa la morale de Kant mais c'était Sartre qui parlait, comme si la pensée de Kant se formait directement dans sa tête à lui et devant nous, comme s'il lui donnait existence en la disant. J'imaginais – et en fait je ne me trompais guère – que, face à tout objet, même et surtout le plus trivial, il en eût été de même. Il devait le considérer un moment, comme un couvreur inspectant le tas de tuiles qu'il va transformer en toiture, avant de se dire : "On y va ?" et d'y aller ! Petite taille mais corps solide, c'était un travailleur manuel de l'esprit, un prolo de la conscience thétique. Et ce n'était pas la dignité du matériau qui assurait l'intérêt du travail. N'importe quoi faisait l'affaire : une baguette de pain, un autobus, "mon ami Pierre" (comme il m'aura fait rêver, celui-là !), un homme en colère, la serveuse du restaurant. […]

Oui, Sartre avait l'intelligence gaie, skieuse – schuss et slalom – mais il rendait parfois la mienne triste et piétinante : je n'étais pas sûr d'être à la hauteur ! Aujourd'hui encore, il y a une forme d'intelligence qui me fait à la fois envie et horreur, celle qui n'a jamais rendez-vous qu'avec elle-même, ignore son trajet, méconnaît sa propre bêtise : l'infatigable, la vaine productrice et consommatrice d' "idées". Devant les beaux esprits, je prends la fuite : Alceste pas mort... Et, avec lui, la question bête vient sourdre, insistante, butée, qu'accompagne un retrait de la parole trop agile : c'est brillant, c'est ingénieux, la machine tourne, fonctionne, produit, mais est-ce vrai ? Ça se tient mais est-ce que ça tient à la réalité, à cette substance des choses qu'en fin de compte il s'agit de rejoindre ? Le travail de la main du peintre "sur le motif", dans son attention, sa patience, son inlassable retouche, ses mouvements, infimes et précis, de la palette à la toile, me paraîtra toujours moins suspect que celui de la main à plume.

C'est surtout quand il m'arrive de vouloir écrire de la psychanalyse, pour tenter de transmettre ce que j'y rencontre effectivement, que cette insatisfaction, que cette passion inquiète me saisit. C'est qu'il ne s'agit là ni d'observer des faits ni d'inventer des histoires. Je n'ai pas à apporter des preuves de ce que j'avance et pourtant je dois le rendre probant. L'objet n'est pas offert au regard et pourtant il existe. Comment donc le rendre sensible au lecteur, le lui faire, à son tour, reconnaître en lui, cet objet qui jamais ne se donne à voir, à saisir, qui jamais ne se laisse percevoir de front ? Séance après séance, ces hommes et ces femmes étendus disent les images qui les tiennent, les excitent ou les accablent. Pour alléger leur soumission, nous autres, hommes assis, femmes assises, nous voulons leur donner autre chose que des mots : cette assise, justement, sans quoi il n'y a pas de liberté de mouvement mais agitation épuisante ou surplace mortel.

Mon idéal d'analyste : être celui qui tient parole. J'ai confiance en cet échange – il a sa raison d'être – en lui-même, il n'est pas rongé par l'à quoi bon ? mais j'aimerais être capable d'en communiquer l'évidence, d'en transmettre les modalités qui demeurent, avouons-le, largement inconnues. Faire mieux que le dire car dire ce qui se dit déjà sous mille formes ce n'est jamais que redire. Un rêve : pouvoir peindre l'inouï ! Peindre, pas traduire. La puissance d'un art tient à ce qu'il s'affronte à ce qui le nie : la musique au visible, la littérature au silence. Pourquoi suis-je devenu psychanalyste sinon pour mesurer sans cesse le langage à ce qui n'est pas lui ?

Jean-Bertrand Pontalis, L’Amour des commencements, 1986

Sunday, January 13, 2013

Rose Pauson House | "Shiprock" | Phoenix, Arizona | 1939-42


Pauson2

Rose Pauson House, "Shiprock", Phoenix, Arizona 1939-42

Très libres ou très seuls

Anciens combattants de guerres obsolètes, retraités de l’aventure, rescapés de divers naufrages, d’amours en fuite ou d’amitiés déçues, nous avons tous un jour ou l’autre le sentiment que la vie aurait pu être différente, mais qu’elle continue. Selon l’humeur du jour, nous nous sentons alors ou très libres ou très seuls.

Marc Augé, Casablanca